Ouvre les yeux – Matteo Righetto

Ouvre les yeux

Que les temps se mêlent, que les pronoms se mêlent, que les époques s’emmêlent autour de ces deux histoires, même histoire, rencontre et puis enfant, et puis – plus tard – ce qui n’est plus, plus un couple, qui arpente à deux son chemin de croix. Si Matteo Righetto ose le tu et ose le nous, et le passé et le futur, son histoire au contraire, banale puis tragique puis douce, douces amères retrouvailles, est de ces voies que la vie emprunte parfois, faite de grand amour et de grands cris, faite de grande joie puis de grand drame. Que font ici les anciens amants réunis, qu’est-ce donc qui les unit une dernière fois, pour une dernière marche, pour une dernière intimité offerte aux orages au gré des grottes de fortune. En rembobinant puis en mélangeant, en s’autorisant quelques astuces stylistiques qui – peut-être – ajouteront au tragique car elles englobent et dans le tu et dans le nous, mise en exergue d’un pronom si loin et si seul : il. Car le grand absent est au cœur de ces retrouvailles, chambre désertée, et si l’on voit bien vite la corde qui nous noue l’estomac, fragile estomac de lecteur, on s’y accroche et on la monte, cette foutue montagne, ce foutu calvaire.

Giulio parlait de moins en moins et nous-mêmes, nous lui parlions de moins en moins. Nous étions toujours concentrés sur quelque chose d’autre, quelque chose de très important que nous n’arrivions pas à lui dire et qui lui échappait. Peut-être que si nous avions été capables d’échanger entre nous et de formuler clairement cette chose si importante, elle se serait dégonflée, et nous aurions alors pu l’affronter et la dépasser. Mais nous n’y arrivions pas ou, peut-être, ne le voulions-nous pas. Nous ne lui avons pas non plus donné la possibilité d’essayer.

Pour Giulio, tout le problème était là. Il avait décidé à cause de cela de ne plus parler : parce que nous aurions certes pu l’entendre, mais nous n’aurions jamais plus été capables de l’écouter.

L’estomac, mais le cœur ? Mon cœur reste froid. Gêné aux encoignures, qui sait, par ce tu et ce nous qui me laisse à part, car je ne suis pas eux et eux ne sont rien d’autre qu’un couple décrit, foutues descriptions, loin trop loin les émotions. Alors il faut en rajouter, ajouter le grand drame d’une petite vie classique, mais alors là tout est trop grand, trop gros, et rien, toujours rien, que ces paysages qui eux me plaisent, dans cette minéralité, dans cette montagne, dans cette pluie qui s’égoutte, s’écoute, au creux des interstices. Pas de reproches, en fait, et si la quatrième parle de sobriété alors peut-être est-ce cela, ne pas sentir l’ivresse des sommets, mais un couple rompu, orphelin, détruit, la connaitra-t-il encore ? Alors de ces lectures dont on s’étonne car elle tranche dans le lard des convenances, pluriel inusité, futur inusité, mise en situation inhabituelle mais l’artifice me peine, me freine. Et question encore, car si je me sens loin, comment se sentait l’enfant, suis-je en train de vivre à sa place, et question encore sur ce nous et ce tu. Qui parle ? Qui vit ? Que lire ?

Vous suivrez par l’autoroute la vallée de l’Adige et vous longerez des bourgs, des villages aux noms anciens, de riches vignobles. Vous écouterez toujours de la musique mais vous parlerez davantage. Parfois vous parviendrez même à sourire, un peu parce que ça viendra naturellement, un peu machinalement. De temps en temps, tu la regarderas à la dérobée. Tu la trouveras un peu vieillie et tu observeras les fines rides qu’elle a aux coins des yeux.

Tu auras l’impression de ne plus reconnaître l’odeur de sa peau, si différente dans ton souvenir. Ses cheveux seront restés les mêmes, avec de nombreux fils blancs en plus car elle a choisi de ne pas les teindre. Tu te diras que ces fils blancs pourraient ressembler à des étoiles filantes. Elle remarquera ton regard et fera sa moue habituelle.

Ouvre les yeux est un livre-territoire, un de ceux que j’arpente en sachant que je n’y reviendrai pas, que demain il ne m’en restera rien, peut-être une ou deux images de montagnes à gravir, peut-être le cri d’une mère, peut-être une supplique muette. L’image d’un enfant qui décide de se taire, de garder les yeux clos, l’image d’un père qui – serait-ce possible ou est-ce déjà un rêve ? – s’étouffe, étouffe. De ces lectures dont l’ampleur finalement se découvre après, dans le court laps de temps que je consacre à écrire cette chronique, m’interrogeant ainsi sur le ressenti et sur celui de l’auteur, sur ce qu’il a voulu dire, sur ce qu’il a voulu faire. Une montagne à gravir, donc, et la nostalgie des couples qui se retrouvent le temps d’une échappée. Il se pourrait, finalement, que l’ascension ne soit pas si anodine qu’elle aurait pu me paraître de prime abord. Alors si Matteo Righetto use d’un futur, permettez que j’abuse d’un conditionnel.

Éditions La Dernière goutte – ISBN 9782918619345

Traduction (italien) d’Anne-Laure Gonin-Marquer