Amandine Glévarec – Chère Bélinda, vous avez de multiples casquettes, mais peut-être pourrions-nous commencer par un retour sur votre parcours ? Vous avez été – et êtes toujours pour Les Éditions Orientales – journaliste. Dans votre pays qui a connu la guerre, quel angle avez-vous privilégié dans vos articles et investigations ?
Bélinda Ibrahim – Je suis entrée dans le monde du journalisme à l’âge de 19 ans. Tout d’abord pour Magazine l’hebdo avec lequel je collaborais en tant que pigiste et par la suite, après avoir marqué un long temps d’arrêt (de 1984 à 2000), à Femme Magazine un mensuel féminin qui fait également partie du groupe de presse Les Éditions Orientales, jusqu’à ce jour. Durant ma période à Magazine, nous étions en pleine guerre civile, du coup, je faisais un peu de tout : des reportages sur le terrain, photos prises par moi à l’appui, mais je ne me suis jamais occupée de politique directement. Quant à ma collaboration avec Femme Magazine, j’avais des rubriques fixes qui touchaient aux livres, aux voyages, aux interviews d’auteurs et à la santé tant physique que psychique et une page intitulée « portrait » dans laquelle je croquais des portraits types d’hommes, de femmes, de couples, avec un humour caustique. Actuellement, avec les restrictions budgétaires, mes pages fixes ont sauté et je collabore avec eux aléatoirement selon le sujet qui me vient à l’esprit et qui leur serait utile.
A. G. – Vous êtes par ailleurs auteure de plusieurs livres, dont un à sortir à la rentrée. Il me semble que là aussi vous vous êtes intéressée à plusieurs sujets. Pourriez-vous nous faire un panorama de vos écrits ?
B. I. – J’ai, en effet, quelques publications aussi bien collectives qu’individuelles à mon actif. Mon premier ouvrage Totems sans Tabous, 20 portraits d’hommes à consumer sans modération date de 2005. L’idée est née à la suite d’un article dans le « spécial homme » de Femme Magazine. J’avais brossé cinq portraits de types d’hommes différents en les « totémisant ». Pour en citer quelques-uns : « Le séducteur narcisso-parano-mythomane », « L’homme Telecom », « L’homme qui vit dans sa valise », etc. Les textes, accompagnés d’illustrations signées par Benoît Debbané (illustrateur de talent) avaient beaucoup plu ! Du coup, j’en ai écrit 15 autres et le livre a vu le jour. Par la suite, comme j’en brossais un par mois pour Femme Magazine, j’ai publié un autre ouvrage avec 30 portraits cette fois-ci (hommes et femmes). J’ai deux romans à mon actif : Liban : conte d’un été meurtrier, publié en 2014 (qui parle de la guerre de 2006 et d’une histoire d’amour née en parallèle), Ces amours de papier qui prennent l’eau en 2016 et mon roman à paraître bientôt Last Seen. Le point commun de mes romans c’est qu’ils parlent d’amour, avec des flasbacks récurrents sur les différentes guerres qui ont enflammé le pays.
A. G. – Vous êtes éditrice dans la maison libanaise Noir Blanc Et Caetera créée en 2012. Comment est née l’envie de fonder ces éditions ?
B. I. – L’idée est venue je dirai par accident. Je dirigeais un magazine bi mensuel pour l’Orient-Le Jour Santé Beauté que j’avais monté en collaboration avec Jessie Raphaël Bali qui est à la fois mon amie et graphiste. Six ans plus tard, l’aventure du supplément prenait fin, pour des raisons économiques. La publicité n’arrivant plus à « porter » le produit. Nous avons alors fondé une société en vue de créer notre propre magazine. Dans la foulée, nous avions coché l’option maison d’édition. Nous nous sommes retrouvées au final à travailler uniquement la maison d’édition et plus du tout le projet du magazine.
A. G. – Quelle est à ce jour la place de la langue française au Liban ?
B. I. – En dépit de tout ce qui se dit autour, la langue française garde une place de choix. Le Salon du Livre francophone de Beyrouth est le troisième Salon après celui de Paris et de Montréal. Il faut dire que le français, s’il se perd, se perd partout dans le monde parce que c’est l’anglais qui est devenu la langue des « affaires ». Sur ce plan-là, le Liban suit la courbe mondiale.
A. G. – Comment se porte le marché du livre dans votre pays ? Existe-t-il une offre importante, une demande précise ?
B. I. – Je peux uniquement vous informer sur les livres écrits en français. Je n’ai aucune idée sur ce qui se passe au niveau des livres arabes parce que je ne lis pas l’arabe moi-même. Disons que jusque-là, le livre français se porte bien. Qu’il soit écrit par des auteurs étrangers ou par des auteurs libanais francophones. Il y a bien sûr les livres qui obtiennent des prix qui sont les plus prisés, certains auteurs phares que les Libanais achètent les yeux fermés et aussi les ouvrages d’auteurs libanais célèbres qui sont en tête de liste des ventes. Je ne pense pas qu’il y ait une demande précise, mais davantage une adhésion tacite à l’auteur qu’on aime lire. Ceci dit, généralement, ce sont les romans qui l’emportent sur toutes les autres catégories. Là où un réel problème se pose, c’est pour la poésie. Les recueils de poèmes se vendent très difficilement et les libraires n’en sont pas friands.
A. G. – Arrivez-vous faire fi des frontières pour faire découvrir vos auteurs à l’étranger ? Le numérique par exemple est-il une option que vous proposez ? A contrario, les livres étrangers vous parviennent-ils facilement ?
B. I. – Oui. Nous avons signé un contrat de diffusion et de distribution en France et en Europe pour l’ensemble de nos titres. Ça permet une ouverture vers l’Occident pour les auteurs qui le souhaitent. L’option numérique fait partie de nos propositions, mais elle n’est applicable qu’un an ou deux après la parution de l’ouvrage en broché. Nous privilégions le papier. Quant aux livres provenant de l’étranger, oui, ils nous parviennent facilement. Lorsqu’un ouvrage n’est pas disponible, il suffit de le commander au libraire. Les délais de réception n’excèdent pas les trois semaines.
A. G. – Dans la présentation de la maison, il est précisé qu’elle fait acte de « résistance culturelle dans un pays où s’exprimer librement devient de plus en plus difficile ». Comment se porte aujourd’hui la liberté d’expression au Liban ?
B. I. – La liberté d’expression se porte de plus en plus mal. Mais tant que nous éditons en français et que personne ne trouve à redire, nous sommes relativement épargnés. Ce sont surtout les éditeurs en langue arabe qui ont des soucis avec la censure.
A. G. – Être éditrice au Liban est-il un modèle économique viable ? Quelles difficultés – ou quelles réussites d’ailleurs ! – constituent votre quotidien ?
B. I. – Non c’est loin d’être un modèle économique viable, dans le sens que chacune de nous deux (en ce qui nous concerne) pratique un métier parallèle. Jusque-là, nous nous maintenons à flot de manière à pouvoir assurer la production de nos ouvrages, leur promotion et notre présence annuelle au Salon du Livre francophone de Beyrouth. Nous rencontrons de tout : des ouvrages qui se vendent très bien, et d’autres beaucoup moins bien en dépit de leur qualité éditoriale ! Mais l’aventure vaut la peine d’être vécue.
A. G. – Les titres proposés par Noir Blanc Et Caetera sont assez éclectiques, mais semblent posséder un point commun : une envie politique de parler des différents aspects du Liban d’aujourd’hui. Que pouvons-nous retrouver dans votre catalogue, y a-t-il une ligne directrice qui vous incite à retenir certains manuscrits en particulier ?
B. I. – Nous fonctionnons aux coups de cœur. Nous n’avons pas, pour ainsi dire, une politique éditoriale spécifique. Nous choisissons d’éditer les ouvrages qui nous plaisent et chaque ouvrage ressemble à son auteur. Nous travaillons étroitement avec nos auteurs afin que leur « bébé de papier » soit à l’image qu’ils souhaitent.
A. G. – Plusieurs ouvrages insistent aussi sur la condition féminine. Est-ce un sujet qui vous tient particulièrement à cœur ?
B. I. – La condition féminine ne peut qu’interpeller toute femme ! Elle nous tient à cœur sans pour autant en faire une obsession. Nous sommes féministes en restant féminines !
A. G. – Enfin, quels sont les titres à paraître dont vous aimeriez nous toucher un mot ?
B. I. – Notre rentrée littéraire est féconde. Nous avons plusieurs nouveaux titres en gestation comme Le jour où le soleil ne s’est pas levé, le roman de Roula Azar Douglas qui seront lancés au Salon du Livre francophone de Beyrouth et d’autres, récemment publiés qui seront dédicacés de nouveau comme Les abricots de Baalbeck de René Otayek qui est un roman géopolitique sur le Levant avec en parallèle, d’exil en exil, l’histoire d’une famille (celle de l’auteur), sur trois générations. Il y a également l’ouvrage d’anthologie de Gérard Bejjani La Bibliothèque qui regroupe des analyses effectuées sur les 42 œuvres d’auteurs de littérature classique qui ont le plus marqué l’auteur ; également, La Nuit de la Pistache de Noha Baz qui est à la fois un livre de recettes (familiales et traditionnelles) de cuisine aleppine, mais aussi une immersion de l’auteure, avec ses cinq sens, dans une enfance heureuse, vécue à Alep. Cet ouvrage est une ode à l’art de vivre de l’âge d’or d’Alep, dans les années soixante. Ceci dit, nous donnons rendez-vous à nos lecteurs pour des rencontres avec une belle brochette d’auteurs et de nouvelles parutions au Salon du Livre francophone de Beyrouth !