Le Dernier amour d’Attila Kiss – Julia Kerninon

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Que l’on discerne Julia Kerninon sous les traits fins de son héroïne Theodora, mais qu’elle endosse ceux du rude Attila Kiss, et nous voilà bluffés. Histoire d’amour percutante, percutée, d’une jeune femme décidée s’installant à la table d’un isolé, abandonné et abandonnant son passé, plus de dix ans passés à remâcher les années à ne pas réfléchir, à ne pas savoir choisir, à ne pas s’imposer à part par la force, force des choses. Et puis le départ, la fuite, et puis les pinceaux, et puis les poussins, et l’homme devenu ours, sur cette terrasse sans attentes, devenu cible d’une belle Diane moitié moins vieille que lui, air assuré, œil et langue exercés. À peine le temps de mesurer, d’entendre peut-être mais sans parler, la voilà chez lui installée, jolie poupée qui vient réchauffer son vieux corps et cœur brisés, mariage de la belle et de la bête. Mais si aimer consiste à déposer les armes, personne n’oublie qu’il faudra tout de même livrer le combat.

Au début, il la vit comme une Apache à la peau claire, mi-conquérante mi-fugitive, parce qu’elle était venue s’asseoir à sa table avec cette assurance déroutante – et puis, lorsqu’elle commença à parler, le premier soir, il discerna la fille en elle, non pas l’enfant mais l’infante, la descendante, la dernière d’une lignée, portant sur sa tête quelque chose de très lourd qu’elle ne pouvait ni voir, ni toucher. Après, il découvrit la guerrière, l’orpheline, qui amenait avec elle l’amante merveilleuse aux yeux grands ouverts, et il fut séduit. Soulevant une à une les couches sédimentaires qui la recouvraient, la protégeaient, lentement il se vit se dessiner l’héritière d’une fortune et d’un nom séculaires, avec ses failles et ses pics escarpés, ses habitudes cosmopolites – il vit la Habsbourg, la Viennoise, l’oppresseuse, celle qui avait grandi dans la brûlure de l’or, et il la détesta, il la craignit, il voulut sa mort pour toute la tristesse atavique qu’elle réveillait en lui qui était hongrois et démuni – et puis en l’espace d’un instant tout s’additionna et sembla ruisseler entre ses mains, et il se retrouva face à l’animal sauvage qu’elle était sans doute au fond, la fille enragée de musique, la personne qui essayait désespérément de grandir, celle qui croyait aux lendemains, l’étrangère qui serait son dernier amour.

Sans être férue d’histoire, histoire que je ne connais pas, au-delà des affrontements d’un hongrois et d’une viennoise, d’une héritière et d’un ouvrier, d’une révolte et d’une révolte, c’est un couple que je vois qui devant un point de divergence grand comme un minuscule territoire abandonné aux vents s’affronte en joutes, s’affronte en politique, s’affronte surtout pour dégorger le passé, la petite musique entêtante, s’affronte peut-être pour ne pas avouer que l’amour est une chose bien trop sérieuse pour ne pas qu’on le teste, pour ne pas qu’on s’assure qu’en face il n’y a pas d’ennemi ni de traitre, juste une altérité dans les bras de laquelle on peut s’abandonner. À vies différentes, à âges différents, à milieux différents, nos amoureux se rendront compte que l’on peut être du même bois sans être de la même espèce, quand l’un n’a connu que labeur, pauvreté, combats, quand l’autre sous ses dehors de petite fille chérie n’a fait que subir un héritage si encombrant qu’il l’a étouffée, quand l’un et l’autre ont dû attendre leur rencontre, peut-être, pour oser s’affirmer comme des individualités douées de paroles, alors il se pourrait bien que ce dernier amour rime avec grand amour.

Peut-être, lorsque nous prononçons les mots histoire d’amour, croyons-nous désigner ainsi la qualité romanesque de nos affections, la façon dont nous pouvons les réduire a posteriori à la banalité d’un récit – mais nous oublions alors que l’autre sens du mot histoire signifie archive, mémoire, rappelant que les passions ne sont pas seulement des fables, mais d’abord une succession de guerres gagnées et perdues, de territoires conquis, annexés, puis brûlés, de frontières sans cesse réagencées. En réalité, l’histoire d’un amour repose sur les défaillances et les concessions, les enclaves protégées, les coups d’État, les caresses, les victoires, les amnisties, les biscuits de survie, la température extérieure, les boycotts, les alliances, les revanches, les mutineries, les tempêtes, les ciels dégagés, la mousson, les paysages, les ponts, les fleuves, les collines, les exécutions exemplaires, l’optimisme, les remises de médailles, les guerres de tranchées, les guerres éclairs, les réconciliations, les guerres froides, les bonnes paix et les mauvaises, les défilés victorieux, la chance et la géographie. Lorsque deux individus se rencontrent et cherchent à entrer en contact jusqu’à se fondre, celle commence toujours comme commence une guerre – par la considération des forces en présence.

Julia Kerninon est de cette jeune génération d’auteurs si lettrés qu’on garde bon espoir pour l’avenir de la littérature. Intelligente, et cela se perçoit autant dans ses sujets, ses connaissances que sa maîtrise, brillante, d’une langue envolée, ferme mais douce, poétique sans être alambiquée, de ces intelligences fulgurantes dont on sait qu’elles sont aussi faites de labeur – retour sur Une Activité respectable qui m’avait tant touchée – et peut-être juste de ce talent de raconter des histoires, d’amour, d’amitié, de fascination, souvenons-nous aussi de ce premier roman, Buvard, qui a marqué les mémoires sensibles aux ambiances, au style, aux aventures d’un autre tenant. Une vraie romancière donc qui écrit de vrais romans, avec de vrais caractères et de vraies incarnations. Qu’il est doux de se dire que le prochain – Ma Dévotion – sortira à la rentrée.

Éditions du Rouergue – ISBN 9782812609909