La Douce indifférence du monde – Peter Stamm

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Si Peter Stamm a toujours été maître dans l’art de créer des ambiances étranges, empreintes d’une certaine mélancolie, il semble avoir pris le parti depuis L’un l’autre de s’autoriser à y glisser une petite touche de fantastique, et c’est ainsi que cette Douce indifférence du monde est habitée par le personnage énigmatique, mythique, du doppelgänger. Sans dévoiler une intrigue de toute façon trop vaste pour tenir en quelques centaines de signes, disons tout de même qu’un narrateur croit reconnaître sous les traits d’une jeune comédienne ceux de la femme qui partagea sa vie durant trois années, femme à laquelle il avait consacré son unique roman. L’âge dément mais la troublante coïncidence va jusqu’au prénom, Magdalena devenue Lena, qui écoute, se trouble, conteste et cherche les failles, mais ne se contentera certainement pas de n’être que le jouet du destin des hommes ou un simple personnage de papier. Se pourrait-il encore que d’autres doubles hantent les pages du formidable nouveau roman de Peter Stamm, se pourrait-il que l’histoire soit déjà écrite et qu’elle se répète sans cesse, se pourrait-il que cet homme ait su faire le pas de côté qui lui a permis de distinguer les réalités superposées ? Se pourrait-il ainsi que la fiction empiète sur la réalité et décide d’essayer de la soumettre ? S’il est dit que la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas, notre narrateur écrivain semble en être l’exemple vivant.

Nous pénétrâmes plus avant dans le cimetière, passâmes devant des parcelles aux formes géométriques avec des alignements de tombes et nous dirigeâmes vers un bosquet de pins. Nous marchions si près l’un de l’autre que nos épaules se frôlaient parfois. Lena se taisait maintenant, mais ce n’était pas un silence impatient, nous aurions pu marcher encore longuement ainsi, sans parler, simplement occupés par nos pensées. Finalement – nous étions maintenant arrivés au milieu des premiers arbres-, je m’arrêtai et lui dis : Je voudrais vous raconter mon histoire. Elle ne répondit pas mais, se tournant vers moi, m’adressa un regard qui était moins curieux, semblait-il, que pleinement réceptif.

Il faut – toujours – faire confiance à Peter Stamm, auteur de grand talent, pour écrire des histoires complexes qui ne sont pas pour autant compliquées. Quand on s’abandonne à l’écriture fine et élégante de l’auteur, quand on écoute ses dialogues qui n’en sont pas vraiment, d’autant plus justes, quand on se laisse porter par ce flux de plus en plus rapide, on aime à suivre avec aisance ce fil narratif qui n’hésite pas à s’emberlificoter sans jamais étrangler, sans jamais faire paniquer, ces constants aller et retour entre des époques puis des personnages dont le glissement des pronoms, discret mais présent, nous fait nous-même douter de qui est qui, de la véracité de ce qui semble si étonnant, mais nous enchante par ce brio, par cette intelligence déployée. Ce n’est plus tant de savoir si le narrateur a tort ou raison, de s’assurer de sa santé mentale qui importe, mais bien de s’autoriser à croire à une certaine magie de la vie, aux coïncidences qui ne devraient pas porter ce nom.

Déjà pendant mes études je m’étais lancé dans des projets de romans, compositions ambitieuses remplies de lieux communs et d’allusions littéraires, que personne ne voulait lire et encore moins publier. Ce furent pourtant ces années d’efforts et de perpétuels échecs qui finirent par me conduire au succès. Le héros du roman grâce auquel je finis par trouver un éditeur était un auteur aussi désillusionné que moi. Le livre racontait une histoire d’amour, il aurait dû être une sorte de portrait de mon amie, mais nous nous séparâmes au moment où je l’écrivais et il devint ainsi l’histoire de notre séparation et de l’amour impossible. Pour la première fois j’avais senti en écrivant que je créais un monde vivant. En même temps la réalité m’échappait de plus en plus, le quotidien m’apparaissait ennuyeux et fade. Mon amie me quitta, mais si je veux être honnête, je dois dire que je m’étais déjà séparé d’elle dans ma tête depuis des mois, j’étais parti dans la fiction, dans mon univers artificiel. Quand elle me disait qu’elle n’en pouvait plus, qu’elle souffrait de mon absence, même quand j’étais près d’elle, je n’éprouvais qu’un sentiment de répugnance et d’impatience.

Car il n’est pas possible de lire La Douce indifférence du monde sans se surprendre à philosopher, à prendre de la hauteur, à réfléchir aux notions de libre arbitre, aux destins écrits à l’avance, au besoin impérieux de prédire ce qui va nous arriver ou au contraire à la jouissance de nous laisser surprendre, à l’influence que nos rencontres auront sur nos vies, à l’importance de ce que nous provoquons, consciemment ou non, chez ceux qui croiseront nos pas, au réflexe d’écrire et de réécrire sans cesse nos passés, au filtre de la mémoire, à l’urgence de se mentir pour éviter la conscience trop soutenue de nos regrets, de nos remords, de nos échecs. C’est un livre grave car il parle d’un homme qui a vécu, d’un homme qui arrive dans la dernière partie de sa vie, celle où on se laisse tomber sans avoir la volonté de se relever, celle où l’on a grillé toutes ses cartouches et où l’on se raccroche à la flamme très ténue d’un espoir, celui de ne pas avoir vécu en vain, mal vécu, mal agi, mais peut-être tracé une voie pour d’autres qui nous suivront, et qui en nous suivant nous remplaceront, et en nous remplaçant nous effaceront. Et si le titre fait référence à L’Étranger de Camus, comment ne pas penser à La Chute du même auteur. Mais peut-on modifier ce qui a déjà été vécu, mais peut-on intervenir dans la vie des autres, mais à combien de ricochets s’autorise notre destin, mais existe-t-il des signes invisibles ? C’est un livre grave et vertigineux tant il englobe, tant il explore, tant il joue des miroirs. C’est un livre de très haute tenue de l’un de nos plus grands auteurs contemporains.

À paraître le 23 août 2018 aux éditions Christian Bourgois – ISBN 9782267030877

Traduction (allemand) de Pierre Deshusses