En voilà un roman genevois qui se mérite. Premiers pas, croquée. Marche arrière toute. J’y comprends guère, n’y vois goutte, pas dans le trip. Deuxième tentative (têtue, la bête), mordue. Lecture d’une traite, en phase avec la mitraillette du style, qui peine à autoriser le lâcher prise mais vante le laisser faire. Yves Mugny s’amuse, d’une part, de son bestiaire fantasmagorique, si nos héros sont des animaux, y a pas un doute sur leurs sombres instincts, sont bien humains. Alors s’amuse et s’autorise, la politique, le politique – n’est-il pas syndicaliste – les combats sociaux, la dénonciation de ces abus de faiblesses qui se déroulent pile sous nos yeux. Dans la grande jungle qu’est notre tout petit monde, puisqu’il faut bien appeler un chat un chat, et qu’ils ne sont pas toujours gris, c’est très clair : sous ces drôles de bêtes se planquent de sacrés loustics.
Genève, lundi 31 août. 17 h s’affiche sur tous les portables. Renart range le sien et ouvre la porte de son terrier. Dehors, la rue de l’Industrie est si calme qu’on entendrait bourdonner les low cost. Pas de quoi rassurer son goupil. L’animal rechigne à quitter son abri, mais finalement le fait. Petits pas pesants, museau aux aguets, Renart descend prudemment la rue des Grottes… quand d’un coup tout change ! Des sifflements stridents annoncent l’arrivée des perdreaux. Avant d’avoir pu comprendre ce qui lui arrivait, le rouquin se retrouve coincé au bar du coin. Déjà, les têtes des clients s’agglutinent sur la vitrine. De l’autre côté, la rue voit débouler tout ce qu’un esprit taré peut rêver de volailles. En moins d’une minute, les voilà qui ont plaqué leur gibier au sol. Et quel gibier ! D’entre les matraques humides, Renart croit reconnaître le dos rayé de son cousin Grimbert. On le relève pour l’entraîner au fourgon. Plus de doute : c’est Grimbert, ce grand blaireau tout seul et menotté par cent piafs.
Renart n’a plus bien le moral, les années ont filé, lui s’est enlisé, noyé dans sa bière, l’œil en berne, le poil gris, l’échine brisée sous le poids des regrets, des remords, des femmes parties, des enfants grandis, de la jeunesse qui l’épate autant qu’elle le déboussole. Mais quand son blaireau de cousin se fait harponner par un banc de perdreaux étoilés, et pour une fois qu’il se passe un truc, et pour une fois que tout le monde le pousse à reprendre du service (pour des raisons plus ou moins obscures), d’accord, ça joue, va remettre son flair en branle et creuser profond pour comprendre pourquoi le Grimbert planquait chez lui une famille de fennecs sans papiers. Et un revolver. De ce qu’il va découvrir, pas gai, vols et viols, abus de biens et de personnes, magouilles, gros sous, pouvoir, va falloir veiller à où poser les pattes. Mais Mugny n’a que faire de nos questions, il déroule et file le nez au vent, ça va très, très vite, c’est complexe, un poil, et La Faute au loup se lit à la policière, pour le suspense, à la critique sociale, pour la réalité. En vrai, le plus dur, est de sauter la barrière et d’accepter toute cette liberté.
Et Brichemer obéit tranquillement. Sacha soupire et s’éloigne. Les yeux des clients roulent sur le dos voûté de Renart, qui se masse le front en essayant de faire le vide. Il sait qu’il doit agir. Il ne sait pas comment. Il sort et marche au hasard. La gare Cornavin grouille de pékinois qui suivent le parapluie d’une pékinoise. Sur la place, Notre-Dame est posée comme un bibelot en travers des travaux. Les trams schussent au ralenti vers les ponts. Au milieu de celui de la Coulouvrenière, Renart manque de se faire renverser par un troupeau de brebis à vélo. Au fond à gauche, le jet d’eau pissote contre le vent. Renart, lui, préfère la bise. Celle qui vous fait marcher de biais, les habits collés en film alimentaire. Arrive Plainpalais, et sa parodie de Moulin rose. L’École-de-Médecine qui se la joue Quartier lapin. Et puis Carl-Vogt. Le loustic disséquait des têtards. Aujourd’hui, son boulevard conduit tout droit au QG des perdreaux. Renart hésite et entre. Par-dessous sa vitre blindée, la guichetière lui tend un formulaire.
Si Yves Mugny s’amuse bien sûr de ses animaux, son humour féroce a la dent dure et ne rate jamais une occasion de se faire mordant. Les dialogues sont de pures délectations tant le sens de la répartie est ciselé, travaillé, nickel. À certains on y revient à deux fois, sentant bien qu’on en a loupé une, s’en réjouissant par la suite. Ça gouaille, chuinte, piaille, le bestiaire s’emballe et virevolte, aérien mais pas du tout léger. Ok l’ambiance est des plus plombée, mais c’est d’actualité. Migrants, frontaliers, fric, je la retrouve ma Suisse, pas sous son meilleur jour, pas sous son décor de carte postale, mais dans une certaine réalité, moutons blancs, mouton noir, vous suivez ? Autant je tiens toujours à me tenir éloignée de la politique, autant j’admire ceux qui s’engagent et usent des mots comme de clous, à enfoncer là où ça fait bien mal. On pourra regretter peut-être que la lecture s’adresse aux Romands de Romandie (oserais-je aux Genevois de Genève), tant les références sont nombreuses, mais diable que ça me fait du bien de la voir se cabrer, ma Suisse, comme un cabri, jacasser comme une pie, gronder comme une lionne. Un de ces bouquins que l’on ferme à regret, tristes de quitter un monde qui continuera quelque part – c’est clair – sans nous.
Éditions Cousu Mouche – ISBN 9782940576357