Loin de Douala – Max Lobe

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Je connais Max Lobe, un peu, l’Afrique, pas du tout. Les deux m’ont surprise, émue, chamboulée, amusée. Un pays entier, le Cameroun, offert, don en ces pages. Une histoire de famille qui se déchire suite à la mort du père, l’ainé contrarié dans ses aspirations footbalistiques et qui refusant de se retrouver entre les seules mains de la mère qui le hait, mais oui elle le hait cet ainé, décide de retrouver son Nord en prenant la route, celle qui le mènera, le rêve-t-il, dans cet Occident qui lui donnera sa chance. À sa suite le petit, le chéri de sa maman, culpabilisant et ignorant le pourquoi de ces dissensions familiales, à sa recherche, empruntera lui aussi le chemin qui le mènera de Douala à Yaoundé, de Yaoundé à la frontière nigérienne, aux limites d’un monde, un autre monde, où rôdent la guerre et la violence. À ses côtés, l’ami-frère, Simon, le beau et rassurant Simon, lui offrira lui aussi un rêve, ou un fantasme, celui d’un amour différent. De ce road-trip africain, de ce roman où se mêlent angoisses et désirs, attentes démesurées et réalité qui impacte brutalement, naissent de belles images d’une Afrique bouillonnante où le rire, souvent, arrête la peur qui se love dans la gorge, dans la poitrine.

Notre lit à étage est face au bureau. Ce lit devient de plus en plus étroit pour nos corps qui grandissent. Roger dort sous le plafond. Ses entraînements clandestins l’ont épuisé. De temps en temps, distrait de mes devoirs, je pose un œil tendre sur son visage anguleux. Il ressemble beaucoup à papa. Ils ont le même front haut, les joues creuses et le menton fin. Il ronfle, je vois ses rêves de star du ballon rond choir dans la bave qui coule de sa bouche entrouverte. Je ressens de la compassion pour lui et regrette que papa et maman le forcent à continuer sur une voie qui n’est pas la sienne. Il est né pour le foot, lui. Le regard scintillant et sur un ton enjoué, il me dit souvent : « Tu verras, mon petit ! Je serai une grande star ! Mes transferts coûteront des millions. On m’appellera pour les publicités de chaussures. Adidas, frérot ! Adidas ! Je finirai par faire la une de Paris Match. Tu verras, mon petit ! Tu verras ! »

Soudain, la voix hystérique de maman dans la chambre d’à côté : « Claude ! Non Claude, tu ne peux pas me faire ça ! Non ! Lève-toi maintenant ! Lève-toi et marche, au nom puissant de Jésus ! »

Sous le soleil infernal, les femmes se pâment, les hommes aux yeux lourds fixent cette innocente jeunesse qui cherche et se cherche. De mal famés en mal famés, c’est une autre voie qui s’ouvre, sur un ailleurs sur lequel on ment, que l’on élude quand il se fait violent, sur une sale guerre que l’on censure, là-bas au Sud, pour ne pas dire que le Nord se perd, que les frontières sont en train d’exploser, que des flots d’humains, les uns voulant monter rejoindre un eldorado imaginaire, les autres voulant descendre répandre la bonne parole à grands coups de kalach, se percutent brutalement. Zone frontière, zone tampon, absorbant les misères, les fantasmes, les diktats, épongeant les rêves des enfants, les frustrations, les délires. Révélation d’un monde qui se disloque, d’électrons libres s’inventant des chemins de traverse pour atteindre des lieux qui n’existent pas. Et autre voie aussi sur un autre soi que l’on commence à accepter, à l’âge jeune où les poils encore se refusent, où l’âge adulte refuse de se laisser faire sien. Double roman initiatique, double quête, double pays au visage double, double enfant qui pourtant saura serrer les dents comme un homme et réfréner ses inquiétudes, couper son cordon, assurer la charge de soutien de famille sur les épaules de qui tout repose désormais.

Tout en murmurant une chaîne de prières, maman est en train de le masser avec de l’huile d’olive Puget. Eh Dieu ! Pourquoi ne pas le conduire tout simplement à l’hôpital ? Non, non. Maman croit en la toute-puissance de Yésu Cristo ! En dépit de l’aversion de papa pour cette onction qu’elle fait chèrement bénir par le pasteur Njoh Solo de l’église du Vrai Évangile, voici qu’elle lui en verse de longues et de longues coulées sur les joues, les épaules, partout. Sur tout le corps. Elle essaye même de lui en faire boire. En vain. Tout ce qui entre dans sa bouche ressort presque immédiatement. Maman s’agite. Son Dieu l’aurait-il abandonnée ? Impossible ! Ce n’est pas dans Ses habitudes. Peut-être que le vieux n’arrive pas à avaler, se dit-elle, juste parce qu’il s’agit d’huile d’olive. Alors elle court remplir un verre d’eau. Cette eau que papa rapporte en quantité de la Société nationale des brasseries du Cameroun, la SNBC, où il travaille. Maman en fait bénir quelques litres par le pasteur. Persuadée que des sorcières en veulent à son mariage, elle dit que c’est pour chasser les esprits maléfiques. Or papa ne boit pas de cette eau non plus.

Et si ce monde est tragique, et que nous y sommes bien fragiles, comme les passagers d’un train arrêté de nuit en pleine voie, sans savoir ce qui se trame dehors, sans savoir si ce sont bien des détonations qui se font entendre, sans savoir qui finira par pousser la porte, c’est aussi un monde de femmes, de celles aux poitrines superbes et enveloppantes, aux bras ouverts, grands, dans lesquels on retrouve la tendresse, l’amour, la sollicitude de celles qui gardent, aussi, sur leurs épaules, la tête droite, la tête froide, mais les hauts cris, mais la gouaille. Tout se mêle sous ce superbe soleil, histoires de pertes et de retrouvailles, histoires d’amour et de guerres, histoires de croyances et de faux dieux, histoires d’enfances et d’âge d’homme. Et le maestro Max Lobe, de sa plume, de son trait, créé son ambiance, ses images savoureuses, ces scènes très visuelles où l’on se perd et se retrouve attablés à la table d’un méchant garçon, fatigués dans un mauvais bus, sur une mauvaise route, dormant transpirant sur de mauvais lits, écoutant les prêches de mauvais pasteurs. Un vrai talent de conteur pour celui qui nous raconte son pays, glissant certainement entre les lignes beaucoup de lui, beaucoup de sa vie, beaucoup de ses inquiétudes de celui parti loin, dont le cœur est resté là-bas, ou alors je projette, mais c’est dire, alors, à quel point Loin de Douala est réussi, à quel point il campe une Afrique que je ne connais pas et dans laquelle j’ai eu tant et tant de plaisir à errer.

Éditions Zoé – ISBN 9782889275281