Tant dans La Blessure, tant d’amour et tant de guerres. Jean-Baptiste n’a que seize ans quand sa mère sombre, quand elle perd pied, happée par son passé dont il ne sait rien, si peu. Trop jeune alors, dans l’opposition qu’il se construit, choisissant le camp armé, reproduisant sans le savoir l’histoire maternelle, ravalant cette colère et remâchant cette culpabilité, mâchonnant l’écho des tirs et des obus à venir, déjà tombés. Homme perdu à son tour dans cette tourmente familiale, dans cette fascination de ce qui fait aussi ce que nous sommes, le goût du sang et le sel des larmes. Longtemps il faudra attendre pour qu’il comprenne, apprenne ce secret de famille, le poids qu’il portait sur ses épaules, et alors à l’envers réécrire, et alors écrire ce livre, cette blessure, qui lui était nécessaire. Chassé-croisé des époques qui résonnent, des sales guerres qui répondent aux sales guerres, des amours et amis morts, de ce qui rend aussi fou que le papillon qui virevolte sans fin autour de l’ampoule, chassant son ombre comme d’autres chassent les fantômes.
Ma mère devient folle. Ma mère, Danielle, est en train de basculer dans la folie et je ne sais pas pourquoi. Dans ses ténèbres, elle emporte toute la maison. Moi, mon père Gilles, et mes deux sœurs, Claire et Hélène. Je n’ai que seize ans et je ne veux pas sombrer. Il faut que je parte, que je m’enfuie loin d’ici, vite. Chaque jour, quand je rentre du lycée, je la trouve allongée, sur le canapé du salon. Lumières éteintes, volets tirés. Elle dort ou elle pleure. Elle a les cheveux sales et d’immenses cernes sous les yeux, mais de moins en moins de larmes. Elle ne mange pas. Elle a beaucoup maigri. Elle ne se lave plus beaucoup. Elle se néglige. Elle coule.
C’est une guerre dont on ne sait rien, ou si peu, dont on ne parle pas, jamais, de ce côté de la Méditerranée. Celle dont nos anciens sont revenus, fanée la fleur, fermée la bouche, les dents serrées sur ce qui avait dégénéré, sur ce conflit absurde dont on finissait par se foutre en France et qui pourtant continuait, s’obstinait, Talion contre Talion, Algérie que Jean-Baptiste Naudet invente, rapporte par les mots de celui remplacé par son père, celui qui aurait dû épouser sa mère, celui qui savait – à vingt ans – en partant – qu’il n’en reviendrait pas. Guerre qui a tué l’insouciance, la jeunesse, tué les belles amours, la nuit – seule – refermée sur les amants, guerre à laquelle la mère, alors jeune fille, ne sait quoi répondre. Que tout paraît futile pour celle qui reste, qui ne peut pas se permettre d’attendre, car elle doit construire, les fondations, qui ne veut pas dire son chagrin, son angoisse, car elle doit être le réconfort, l’ailleurs. Adieu mes amours mortes, fondues dans la grande Histoire. Et puis il y a les guerres que vivra notre auteur, qu’il racontera au je dans une urgence qui mord l’intérieur, qui tord le ventre, qui arrache des larmes. Et sa peur à lui, et la peur des hommes, et l’excitation aussi. Rencontre de deux hommes qui ne se sont pas connus, pas croisés, pas dans cette vie, et qui pourtant, l’un sur l’autre, l’un pour toujours plus jeune que l’autre, déteindra.
Jugé « Bon pour le service », il a reçu sa convocation il y a plus de cinq mois maintenant. Il s’est retrouvé sous les drapeaux, départ pour l’AFN, l’Afrique Française du Nord. Même si, officiellement, il effectue un service ordinaire, un détail macabre dit que c’est bien la guerre. On lui a donné une plaque d’identité en métal, avec son nom, son groupe sanguin, qu’il porte sur une chaîne autour du cou. Une « plaque à vache » à découper selon le pointillé en cas de décès. Une moitié finira clouée sur le cercueil drapé de tricolore. C’est ce qu’on appelle aussi la « plaque à viande ». Doigt sur la gâchette, il marche. Avec sa patrouille, ils veulent « lever du fell », débusquer des fellaghas.
Il y a tant, et tant, dans cette blessure, la transmission et le chagrin, la haine et la folie, les non-dits et les hauts cris. Premier roman, coup de maître auquel on ne peut pas résister car très vite emportés par ces histoires, grandes et petites, qui s’entrechoquent, par ce besoin de dire et de rappeler, de témoigner, de se souvenir, de rendre hommage, par cette envie de savoir et de nier. Pas sur mon terrain, la guerre qu’importe, l’amour qu’importe, les histoires de famille oh non, et pourtant aspirée par ce tourbillon, par ces belles lettres datées, par ces pulsions de vie et de mort, par l’admiration de ceux qui partent couvrir des conflits, nous ramènent des témoignages sitôt consommés, sitôt oubliés, par l’absurdité des séparations et des mises en danger, des appels, par la bêtise et la violence, par l’horreur sans nom, par la douceur, la tendresse, d’une nuit, une seule nuit, volée à l’Histoire. Un grand livre.
Parfois, quand je marche dans les rues de Paris, des images de Sarajevo en flammes se superposent à la réalité. Des hallucinations peut-être. Ça non plus je ne le dis à personne. Les voitures garées deviennent des carcasses calcinées, le sol est jonché de détritus, de morceaux de métal. Les façades haussmanniennes sont criblées de balles, d’éclats d’obus. J’entends tirer. Tout à coup, je suis dans un état d’extrême vigilance, celui qui m’a sauvé tant de fois la vie. Je calcule tout : la position des snipers, la courbe des obus de mortier, etc. Prêt à plonger par terre, à courir ou à me terrer sous la mitraille. Un malade. Paradoxalement, à Paris, la guerre me manque terriblement. La vie est fade. SI ce qui tue l’homme, c’est l’ennui, la guerre vous tue parfois mais vous ennuie rarement. Même les morts y ont de sacrées histoires à raconter. La guerre, je la sens toujours en moi, absente et douloureuse, comme le membre fantôme d’un amputé. Un membre gangrené que je dois couper pour me sauver. Mais, adrénaline junkie, je n’oublierai jamais ses charmes vénéneux, comme un drogué repenti rêve toujours de son héroïne.
Éditions L’Iconoclaste – Sortie le 29 août 2018