La méthode Pajot

Stéphane Pajot par Romain Boulanger.jpg

Amandine Glévarec – J’apprends que tes premiers écrits ont été publiés sur des feuilles de papier toilettes. T’as été punk Stéphane ?

Stéphane Pajot Punk un jour, punk toujours ! J’étais surtout attiré par le rock alternatif des années 1980-90, admirateur et spectateur assidu des concerts de Parabellum (pensée à Papa Schultz, notre père à tous, Rip), de Bérurier Noir, d’OTH, des Carayos, de la Mano Negra, des Sheriff, de Dominic Sonic, Wampas, Little Bob… Avec les camarades nantais (Ritchie, P’tit Louis, Serclo, Nobrux…) on a donné dans le pogo et les fiestas arrosées et rock’n’roll, du café Le Zéphyr au Magestic devenu l’Olympic. On avait créé un fanzine qui avait pour nom PQ « le zine qui tue », « qui pue » ou « les durs de la feuille » au choix. On passait nos soirées à rencontrer les groupes après les concerts, à faire des photos, des interviews. Après, c’était ciseaux et bédos, collages et découpages puis photocopies à gogo. Des dessinateurs comme Éric Sagot, Nicolas de la Casinière ont réalisé des couvertures. On a aussi eu le droit à Willem et Margerin. On le tirait à cent ou deux cents exemplaires, il était vendu dans deux trois bistrots de Saint-Sébastien (« Chez Louisa ») et à Nantes, au café-concert (culte) Le Maltais. Avec les patrons de ce bar, on avait monté une association nommée « Rebel Rock » avec laquelle on organisait des concerts dont ceux des Johnnys (Australie) ou de la Mano Negra avec les Elmer… À la même époque, il y avait un autre fanzine « Gratte-toi l’cul t’auras des verrues », beaucoup plus punk que nous. On était plus branchés par des groupes rock comme les Australiens de The Saints avec le chanteur Chris Bailey ou le dandy éternel Johnny Thunders (Rip) des New York Dolls. PQ a vécu de 1985 à 1989, une trentaine de numéros, introuvables aujourd’hui, des collectors. Je me souviens d’un gadget pour PQ, on avait titré « Exclusif, PQ, vous offre un poil de cul de la Dame de Fer ! ». On avait juste glissé un trombone dans chaque numéro.

A. G. – Tu nous racontes le temps dont je ne me souviens pas, celui des années 86, où tu avais 20 ans et que tu es devenu journaliste ?

S. P. – Ritchie (alias Marc Caillaud), vieux pote de combat (rock), était bassiste dans le groupe Engrenage qui a ensuite pris pour nom Les Paresseux et Les Martiens. J’étais le guitariste rythmique. On composait le fanzine PQ ensemble et on donnait quelques concerts à la MJC du coin et Chez Louisa à Saint-Sébastien-sur-Loire, près de Nantes, notre bistrot préféré. Notre plus grand voyage rock avec Les Paresseux, ça a du être Redon, en première partie des Squealer (hard rock), sous un chapiteau, il pleuvait et il n’y avait pas un chat. Un jour, Ritchie est devenu correspondant pour Ouest-France de la commune de Saint-Sébastien-sur-Loire en, 1985. Par mimétisme, j’ai postulé à Presse-Océan comme correspondant sur la même commune. On s’est retrouvé à écrire dans un vrai journal tout en poursuivant PQ. Et puis, Ritchie est parti faire une école de journalisme avant de décrocher une place de journaliste au Midi Libre à Nîmes. Il y est toujours, il vit à Sète, la ville de Brassens et il joue toujours dans des groupes de rock. Il n’a pas lâché la musique contrairement à moi. À Presse-Océan, après une année de correspondance, il y avait une place d’auxiliaire de nuit qui se dégageait, autrement dit la couverture des « chiens écrasés » la nuit, de 19 h à une heure du matin. J’ai commencé comme ça. Nous étions en 1986. J’avais 20 ans. J’ai couvert les faits divers plus d’une dizaine d’années et, par ricochet, les concerts de rock, les sorties d’albums des groupes locaux. Ça fait trente deux ans cette année que je travaille dans ce journal. C’est marrant d’avoir écrit, vécu et suivi le cheminement de tous les artistes du rock nantais au sens large. Dommage que la presse soit éphémère mais il y a des milliers d’articles qui racontent leur histoire au fil de pages d’un quotidien. J’ai grandi avec nombre d’entre eux qui avaient le même âge que moi quand je les prenais en photo à leurs débuts pour Presse Océan. Au fil du temps, il y a eu de tragiques disparitions, Harri le batteur du groupe EV, Mika de la formation Dolly, Roger Burdy des Blisters, Yann Chamberlin des Squealer, Roops, l’ami africain, bassiste d’Apartheid Not, Twistos d’Elmer Food Beat et il y a un mois, Sylvain Jégo des Badgers. J’en oublie forcément mais à chaque fois que l’un d’entre eux part, mon cœur saigne, c’est un petit bout de l’histoire du rock nantais qui s’éteint. Je pense aussi à Désiré, qui est parti, il gérait les entrées et les sorties de l’Olympic, la salle rock mythique de Nantes. Il y a une compilation de groupes de rock alternatif dans les années 1985 qui avait pour nom « Les héros du peuple sont immortels ». Je le crois vraiment.

Au chapitre faits divers, j’ai eu droit à toute la misère humaine, de l’accident mortel au coin d’une rue à une femme tué par son ex dans un bistrot, au jeune qui meurt après avoir chuté d’un hangar pourri sur l’île Sainte-Anne à un incendie chez une dame qui vivait dans une tour dans un taudis. À mes débuts, on avait un scanner, on était branché sur l’onde des flics, parfois, on arrivait en même temps qu’eux, on voyait des choses pas belles. C’est un cliché mais je le redis, la meilleure école du journalisme reste la chronique des chiens écrasés. Comme j’étais plutôt un oiseau de nuit, après le service, je poursuivais la route avec certains ouvriers du livre qui travaillaient à Presse Océan et qui terminaient à une heure du matin. On retrouvait d’autres noctambules et nyctalopes au café le Santeuil d’abord puis du côté de la place de la République, le Floride dont c’était la première adresse et surtout au bout de l’île Sainte-Anne (l’île de Nantes aujourd’hui) le Saint-Domingue, tenu par le Portugais Alcidès Pinto, dit Cédès. On y mangeait du poulet cuit aux palettes dans le feu de sa cheminée avec les mains. Bien gras tout ça, avec une chopine de rouge. Manu Chao aimait aussi les lieux, il a offert un jour un concert sauvage de la Mano Negra juste pour donner un coup de main à Cédès. Des membres de Royal de Luxe, installés à Nantes depuis 1989, y trainaient aussi, d’anciens dockers et des seconds couteaux du milieu nantais J’ai toujours en mémoire la grande carcasse d’Etienne, l’artificier du Royal (Rip) qui passait prendre un pot et qui racontait mille et une histoire des coulisses de Royal de Luxe.

A. G. – Les Nantais t’admirent pour ta culture sur Nantes, je m’imagine toujours que quand tu arpentes nos rues tu la vois comme avant, avec ses canaux et ses ponts maudits. D’où te vient cette passion pour l’histoire de notre ville ?

S. P. – D’un monsieur qui a pour nom Jean-Claude Lemoine, un grand spécialiste des cartes postales. Un jour, je suis allé le voir dans sa boutique de vieux papiers qu’il tenait avec sa femme Annick, rue Mercœur. Je lui ai posé une question sur une carte postale du vieux Nantes. Il m’a raconté une histoire puis deux avec beaucoup d’humour et de tendresse pour le jeune néophyte que j’étais. Quelqu’un m’expliquait avec passion une ville que je ne vivais alors qu’au présent et dont je ne connaissais pas l’histoire. Petit à petit, j’ai appris à la connaître, je m’y suis intéressé au point d’écrire avec les éditions d’Orbestier une trentaine de livres sur elle, ses personnages, ses rues, ses métiers du début du 20e siècle. Sur Télénantes, on a créé l’émission « Nantes à la carte » où l’on vient dans une rue avec une carte postale d’il y a un siècle. Ce sont des émissions de 2, 30 minutes. Il existe aujourd’hui une petite centaine d’émissions. Une application gratuite a été créée avec la carte de la ville de Nantes et l’endroit où elles ont été tournées. À chaque fois, je me remémore cette rencontre avec le cartophile Jean-Claude Lemoine et je l’en remercie. Je suis à mon tour et à mon humble niveau devenu un « passeur » d’histoires. J’ai longtemps été mal à l’aise en public ou devant une caméra mais avec le temps ça va mieux.

A. G. – Tu as touché à l’écriture par le journalisme, as-tu touché au roman par goût de raconter des histoires, et d’en entendre ?

S. P. – Le premier livre La Tchatche ou le tour de Nantes en 80 pastagas (éditions du Petit-Véhicule), réalisé à compte d’auteur (j’avais emprunté 10 000 francs à l’époque, autant dire que j’étais rincé) fut avant tout un double hommage ; d’abord à mon père (mort en 1997) qui rêvait d’écrire un livre et qui ne le fit jamais et aux copains les plus proches puisqu’il racontait une virée nantaise avec eux. Les trois livres qui ont suivi parlaient aussi des potes et puis j’ai bifurqué par un ouvrage sur les personnages pittoresque de Nantes et le polar. J’avais envie de partager de vraies histoires par des ouvrages de mémoire et de fiction, d’où ces deux branches.

A. G. – Prends-tu toujours autant de plaisir à écrire ? Ce n’est pas perturbant de passer du journalisme au roman, j’imagine que tu fais bien la distinction quand tu prends le crayon ?

S. P. – Je ne suis pas un littéraire ni un acharné de l’écriture, ça se saurait. Le plaisir, je le retrouve d’abord dans l’idée nouvelle, l’intrigue ou un détail qui me tombe dessus comme un bel orage nantais pendant la gay pride. C’est quand je me dis, tiens, ça c’est marrant à raconter, je ne l’ai jamais lu ailleurs. Alors, tu croises les doigts, il y a tellement de livres qui existent, tu te dis j’espère être le premier. Tu as une infime chance que personne n’y ait pensé. Par exemple, quand je parle d’un type qui dézingue un ULM au-dessus de Nantes avec un « patator », un lance-patates, (dans Carnaval infernal aux éditions Coop Breizh) tout ça parce que j’ai un copain qui en a un, je suis content. Ou alors, quand je mets en scène deux Bretons qui possèdent l’unique copie enregistrée de l’Appel du 18 Juin du Général de Gaulle (Deadline à Ouessant ; éditions Atelier de Mosesu), je sais ou plutôt j’ai l’impression de tenir une intrigue qui n’a pas été utilisée jusqu’alors. Et là, c’est un vrai plaisir car le terrain est vierge, Stephen King frémit, je tiens le best-seller mondial.

Entre le journaliste et le polar, je ne me pose pas de question, un article raconte un fait présent, un compte-rendu ou une annonce en quelques lignes. Pour un polar, c’est vraiment différent, il faut tenir sur la longueur, garder le souffle c’est le plus dur.

A. G. – Sauf erreur, ton premier roman est sorti sous le pseudonyme de James Fortune en 1994, pourquoi pas sous ton nom propre ?

S. P. – James Fortune, c’était tout simplement mon pseudonyme dans le fanzine PQ et Comme le bouquin parlait des autres membres de PQ, soient Ritchie, P’tit Louis… J’ai opté pour garder le mien. « James » était un hommage à un camarade de classe en terminale qui s’appelait James Balogog et « Fortune » avait été trouvé par Philippe Breton, mon beau-père parce que… je n’avais pas une thune. Je me souviens d’un concert à la MJC de Rezé des Shtauss, un vieux groupe rock de Nantes qui jouaient dans la catégorie « Ramones ». Ce soir-là, le chanteur, avec qui la bande de PQ était pote, a brandi une pancarte avec ses mots « James fera fortune ». Ça m’avait beaucoup touché. Pour La Tchatche, je m’étais aussi dit que le nom de James Fortune allait me permettre de garder de la distance avec Presse Océan. Sauf que l’éditeur, sans me prévenir, avait mis dans le texte du quatrième de couverture : « James Fortune alias Stéphane Pajot, 28 ans… ». Tu parles d’une distance. Mort de rire.

A. G. – Tu es alors publié par les éditions du Petit-Véhicule et d’après le titre – La Tchatche ou le tour de Nantes en 80 pastagas – ce roman se veut résolument nantais, ce que l’on retrouvera ensuite dans certaines de tes œuvres de fiction. Pourquoi ne pas envisager des lieux plus universels, tu n’as pas peur de rester enfermé dans ce que l’on appelle désormais le polar régionaliste ?

S. P. – Je n’ai peur que de la mort et de la souffrance. L’étiquette de polar régionaliste te colle de toutes les façons à la peau quand tu écris un polar chez un éditeur qui fait aussi des livres sur la région. Je fais aussi partie de l’association des Romanciers nantais qui a été créée pour mutualiser les demandes, les besoins d’auteurs locaux et s’échanger les propositions autour de l’écriture. Et pour en revenir au terme de polar régionaliste, je ne pense pas que si je mettais Paris comme décor, ça changerait quelque chose. Quand j’ai écrit un poulpe, la 187e aventure de Gabriel Lecouvreur, Aztèques Freaks (Baleine Editions, tenues par Jean-François Platet), je n’ai jamais entendu le terme de polar régionaliste alors que le Poulpe débarque à Nantes, passage Pommeraye, île de Versailles… Quant à mon prochain polar, il se trame à Cuba, la région s’agrandit !

A. G. – Pour rebondir, à l’entonnoir, j’étais ravie de découvrir dans Le Rêve armoricain des noms que je connais bien pour les avoir souvent entendus, voire pour connaître ceux à qui ils appartiennent. L’art du clin d’œil ?

S. P. – Quand j’écris, même si j’ai la trame en tête, je me nourris de la vie de tous les jours, alors je glisse des petites choses réelles, du moment, comme le nom du copain/copine que j’ai croisé le week-end dernier dans une fiesta. Il y a un journaliste Pierre-Baptiste Vanzini (Europe 1 et Le Parisien) qui revient souvent, dans Aztèques Freaks, Anomalie P. ou Le Rêve armoricain, à chaque fois, il a un rôle de type pas très sympa, c’est devenu un gag, un clin d’œil forcément.

A. G. – Dans ce même roman qui vient de paraître aux éditions d’Orbestier, tu cites aussi des personnages qui ont parcouru les rues de Nantes avant que nous ne naissions. J’ai été assez peinée d’apprendre que plusieurs avaient été déportés, et bien sûr touchée par l’histoire de Willy Wolf mort en sautant du Transbordeur. Est-ce aussi un devoir de mémoire que de parsemer tes fictions de ces gens qui n’existent plus ? Je te pose la question mais je m’attends à la réponse : tu nous confirmes que tout est véridique ?

S. P. – Il y a eu 80 clochards nantais regroupés puis déportés durant la Seconde Guerre mondiale, c’était une petite façon de leur rendre hommage même si ce ne sont pas leurs vrais noms dans Le Rêve armoricain. L’histoire du saut de Willy Wolf (il se tua devant 15 000 Nantais en plongeant du pont transbordeur) est bien réelle, celle de sa famille et de ses filles en l’occurrence relève de la fiction. Les autres personnages, de Stanislas Baudry (inventeur de l’omnibus) à William Tuner ont existé, je les mets juste en scène dans une histoire fictionnelle. Le peintre Turner est en revanche bien passé à Nantes en 1826. J’ai un ami qui possède un tableau non signé de cette époque et qui ressemble à s’y méprendre à la griffe du peintre, un peu comme dans Le Rêve Armoricain. Là, c’est le journaliste qui retrouve le romancier car évidemment, s’il s’avère que ce tableau de William Turner est un vrai, le scoop n’est pas loin. Mais, chut…

A. G. – Pour refaire un saut de puce et quitter un peu Nantes (?), tu as écrit un Poulpe, j’aimerais bien que tu nous racontes cette aventure !

S. P. – C’est grâce aux conseils de trois auteurs de Poulpe (créé en 1995 par Jibé Pouy) que j’aime beaucoup Francis Mizio, Lalie Walker et Jean-Paul Jody. Etant un lecteur du Poulpe, j’ai eu envie de m’y aventurer à mon tour et de tenter ma chance. J’ai envoyé mon manuscrit à Stéfanie Delestré, alors directrice littéraire (aujourd’hui Stéfanie est la patronne de la Série Noire chez Gallimard) qui me l’a fait retravailler sans détour, dernier chapitre et chute comprise. Deux mois (les mains dans le cambouis) plus tard, je lui renvoyais le bébé qu’elle accepta par un texto : « Yes !». Trop heureux, champagne. Et de fait, je n’ai pas quitté Nantes puisque le Poulpe vient s’y promener. Le titre Aztèques Freaks a été trouvé par un autre auteur d’un Poulpe et de polars, Jean-Hugues Oppel.

A. G. – L’avant-dernière, sur le polar justement, auquel tu es associé même si finalement Le Rêve armoricain n’est pas que ça. Ça reste ton genre de prédilection ? En tant que lecteur aussi ? As-tu seulement le temps de lire d’ailleurs ?

S. P. – Je lis beaucoup, j’adore lire, je n’écris pas tant que ça, je passe de Léonardo Padura (mon Cubain préféré avec son commissaire épicurien) à Pïerre Michon (ex Nantais, monstre sacré de la littérature), de Iain Levison (un grand) à Edogawa Rampo (un écrivain de polars japonais que j’adore) en passant par des livres d’histoire… sur Nantes. On ne se refait pas.

A. G. – Finalement tu es aujourd’hui historien, journaliste, écrivain – et tu as été punk ! – que puis-je te souhaiter de réaliser désormais ? Est-ce que tout cela te motive encore pour que tu gardes ton enthousiasme et ta bonne humeur légendaire, ou as-tu d’autres envies et d’autres projets dans les tuyaux ?

S. P. – Je ne suis surtout pas historien mais un plumitif d’historiettes, auteur ça me suffit déjà amplement, pas punk mais juste addict au rock garage, mais aussi à Joey Ramone et Nick Cave. Maintenant je pleure plus facilement sur « Les Tuileries » de Colette Magny que sur « Love Song » de The Damned. La vie me motive, la vie est un cadeau. Demain, mes envies ? Déguster un plateau de fruits de mer sur le port de Sète avec mon vieux pote Ritchie, alias Marc Caillaud en écoutant les « Passantes » de Brassens et en se disant, punaise, c’est quand même passé vite tout ça.