Amandine Glévarec – Chère Anita, je t’avais interviewée en février 2016 suite à la parution du Garçon sauvage de Paolo Cognetti aux éditions Zoé. En deux ans, il s’en est passé des choses, dont une nouvelle traduction de cet auteur – Les huit montagnes – paru chez Stock en 2017. Veux-tu nous parler de ce texte ?
Anita Rochedy – Les huit montagnes, c’est un texte que j’attendais avec impatience : Paolo Cognetti y travaillait déjà lorsque je lui avais rendu visite en 2015 pour finaliser la traduction du Garçon sauvage. On y retrouve son carnet de montagne en filigrane, dans les décors, la langue, et certains traits des personnages : de ce point de vue, il en a été la genèse. Les sentiers qu’emprunte Pietro à différents âges de sa vie sont au centre d’une réflexion sur le temps, la mémoire, le deuil. Paolo décrit avec beaucoup de justesse notre génération. Je me suis beaucoup projetée dans la voix du narrateur, au point que la dernière phrase qu’il prononce a été un véritable déchirement.
A. G. – Les huit montagnes ont été maintes fois récompensées et ont obtenu le Prix Médicis étranger. J’imagine que ça a été une joie pour toi de voir Paolo ainsi célébré, et une fierté peut-être aussi que ton travail de traductrice soit reconnu ?
A. R. – J’ai encore de la peine à réaliser le succès que connaît Les huit montagnes… Je suis très heureuse pour Paolo, et pour tous les projets qu’il porte. Le Prix Médicis étranger, le Strega en Italie et, surtout, l’écho que son roman rencontre sont un cadeau du ciel, mais c’est aussi le fruit d’un travail considérable (il s’agit de son huitième ouvrage en Italie). Le Prix Médicis étranger prouve que cet auteur a trouvé sa place dans le paysage littéraire francophone : c’est une grande fierté pour moi qui tenais à ce qu’il franchisse les Alpes et soit lu par le plus grand nombre ! J’ai également été très heureuse lorsque j’ai appris que la Fondation Schiller entendait me remettre le Prix Terra nova pour cette traduction. C’est une reconnaissance directe de mon travail, et j’en suis d’autant plus touchée.
A. G. – Les traducteurs sont de plus en plus mis en valeur, leurs noms apparaissent désormais sur les couvertures. Comment conçois-tu ton travail ? Comme un discret travail de l’ombre, ou comme celui d’une accompagnatrice qui peut diffuser et faire connaître l’œuvre des auteurs traduits en dehors de leurs terres natales ?
A. R. – La traduction est avant tout pour moi quelque chose qui me fait du bien et qui m’est nécessaire. J’aime l’idée que les auteurs que je traduis entrent en résonnance. Un peu comme un collectionneur d’art qui choisirait de rassembler des œuvres d’artistes divers pour les donner à voir sous un certain éclairage. Ou comme Fassbinder, qui disait vouloir construire une maison avec ses films. J’aimerais bien que mes traductions finissent un jour par former un tout (cohérent ou chaotique), où je me sentirais un peu chez moi.
Même si les choses ont beaucoup changé, je trouve dommage qu’on cantonne encore trop souvent la traduction à un métier de l’ombre : je ne me vois pas comme une accompagnatrice, mais plutôt comme quelqu’un qui donne à lire, qui propose une rencontre. Rester cachée n’est pas dans mon tempérament, c’est pourquoi j’apprécie de pouvoir prendre la parole dans les festivals, les librairies et les écoles qui m’y invitent. Je ne prétends pas remplacer l’auteur. Simplement apporter un point de vue légitime.
A. G. – Quel est ton parcours universitaire, sais-tu d’où te vient ce don pour les langues ?
A. R. – Même si j’avais une certaine facilité pour l’anglais et l’italien à l’école, cela reste des langues que j’ai apprises et consolidées par de nombreuses lectures, des séjours et des rencontres. Je préfère donc éviter de parler de « don pour les langues ». À l’adolescence, j’avais l’impression d’avoir fait le tour de la littérature française (erreur de jeunesse) et que chaque nouvelle langue que je lisais m’ouvrait une bibliothèque. J’avais besoin de renouveau, de voyage, et je l’ai trouvé dans l’anglais et l’italien. Après le bac, j’ai suivi une prépa littéraire puis me suis lancée dans des études de traduction, à Genève, car je ne voulais sacrifier ni les lettres, ni les langues. Mon Master en poche, j’ai commencé à travailler dans une organisation, mais pour garder l’italien (et le moral), j’ai continué à me former à distance au CETL. Le compagnonnage que j’y ai trouvé m’a aidée à prendre confiance et à sauter le pas.
A. G. – Outre l’italien, et parfois le dialecte, que tu traduis pour Paolo Cognetti, tu exerces aussi en Suisse alémanique des fonctions de traductrice dans l’administration. Ce travail est sans doute très éloigné de la traduction littéraire, arrives-tu quand même à y prendre du plaisir ?
A. R. – Depuis octobre 2016, je travaille en effet à mi-temps pour l’administration, à Berne. Les textes que je traduis dans ce cadre touchent essentiellement à la politique locale. Ça me donne un ancrage dans le réel, en plus de l’assurance d’un revenu minimum, ce qui n’est pas du luxe vu les difficultés que rencontrent les intermittents de la littérature (statut qui, évidemment, n’existe pas) ! Ça me prend du temps mais m’en laisse aussi pour penser. Pour le moment, j’ai l’impression d’avoir trouvé un bon équilibre.
A. G. – Tu as été en résidence à la Übersetzerhaus, à Looren, et as déjà assisté aux Assises de la traduction littéraire, à Arles. Est-ce que c’est important de continuer à apprendre, à côtoyer d’autres traducteurs ? Traducteur est-il un métier solitaire ?
A. R. – Le métier de traducteur est très solitaire, mais les rencontres qu’il permet de faire sont aussi rares qu’elles sont fortes. Personnellement, j’ai besoin de connaître les auteurs que je traduis et d’entretenir une certaine connivence avec eux. J’aime aussi pouvoir échanger avec les collègues, d’autant plus si nous traduisons le même texte ! Pour Les huit montagnes, par exemple, nous avions la possibilité de partager nos réflexions sur un forum que Paolo avait créé avec l’aide d’un ami. C’était très intéressant notamment de voir les difficultés auxquelles se heurtaient ceux qui ne vivaient pas entourés de montagnes, et je ne te cache pas que j’ai relativisé mes problèmes en voyant ceux du reste de la cordée !
Pour répondre à ta deuxième question, pour traduire, il faut constamment apprendre : j’enfonce sans doute une porte ouverte mais il est essentiel par exemple de refaire dans sa propre langue le travail de documentation que l’auteur a fait. J’aime l’idée de suivre le cheminement d’écriture d’un auteur, et cela passe aussi par ses lectures : en ce moment, je lis Le léopard des neiges de Peter Matthiessen (traduction de Suzanne Nétillard, Gallimard, 1983), un ouvrage que Paolo Cognetti a lu et relu lorsqu’il était au Népal, prochaine destination de ses carnets…
A. G. – J’ai cru entendre qu’avaient eu lieu des ateliers de traduction mais de langues non maîtrisées par les participants. Finalement, la traduction est-elle une technique ou une sensibilité ? Le traducteur est-il un artisan ou un artiste qui forcément applique sa patte dans la traduction qu’il signe ?
A. R. – De mon point de vue, il y a autant de maîtrise et de technique dans l’art que dans l’artisanat. Quant à l’affect, je suis assez sûre qu’un bon maçon s’investit autant qu’un artiste dans la maison qu’il construit si on lui donne la liberté de faire ce qu’il juge être le plus beau, avec les matériaux qu’il a passé des heures à choisir et à préparer, et les techniques qu’il estime le plus. Va savoir ce qu’il voie dans l’angle d’une fenêtre qu’il a passé des heures à tailler comme il le voulait, selon des méthodes que ses maîtres lui ont enseignées et qu’il s’est réappropriées. Un bon artisan applique forcément sa patte, sa sensibilité, sa signature. En traduction comme en maçonnerie.
A. G. – Tu as travaillé dernièrement sur de la poésie pour les éditions d’En bas, est-ce encore une autre façon de raisonner par rapport à un roman ? Très basiquement, je ne sais pas s’il y avait des rimes à respecter, mais la forme doit-elle l’emporter sur le fond, ou les deux doivent-ils s’allier ? J’imagine le casse-tête parfois de respecter le rythme tout en choisissant les bons mots….
A. R. – Lorsque je traduisais Le garçon sauvage, j’avais déjà le sentiment de faire un travail poétique en cherchant à restituer la formule magique qui m’avait en quelque sorte « ensorcelée ». Ça m’a donné le courage de m’attaquer à la poésie – en prose – de Yari Bernasconi. De toute façon, quel que soit le type de texte qu’on traduit, on fait toujours attention aux rythmes, aux sons, aux sens, aux interprétations, et chaque traduction ouvre un gouffre de doutes et de questionnements. C’est une mise en équation constante, des rapports de force, des tensions, des sacrifices. Pour le coup, j’ai eu la chance de pouvoir compter sur deux relectrices : Mathilde Vischer, pour les éditions d’en bas, et Anne-Lise Delacrétaz Maggetti, pour la collection Ch. Un grand merci à elles !
A. G. – Tu avais été l’instigatrice de la publication du Garçon sauvage aux éditions Zoé puisque c’est toi qui avais fait la démarche de leur proposer ce texte. Est-ce une démarche que tu pourrais refaire, as-tu eu d’autres coups de cœur, d’autres textes que tu aimerais faire découvrir aux francophones ?
A. R. – Il y a bien un texte que j’aimerais proposer mais je compte sur le calme de l’été pour y travailler et réfléchir à la maison qu’il faudrait pour lui. Jouer les scouts littéraires ou les défricheuses pour le domaine italien me plairait évidemment beaucoup. À condition bien sûr d’avoir encore le temps de traduire.
A. G. – Chère Anita, que puis-je te souhaiter pour les années à venir, quels sont tes projets, quelles sont tes envies ?
A. R. – J’aimerais continuer à suivre l’écriture d’auteurs qui me sont chers, en découvrir d’autres… et transmettre ma passion. Cette année, je suis pas mal intervenue dans des classes dans le cadre d’une collaboration avec le Roman des Romands et ai beaucoup aimé expérimenter avec les élèves. J’adorerais enseigner ou organiser des ateliers un jour !
A. G. – Dernière question, as-tu envie à ton tour de prendre la plume et de signer des textes à toi ? Est-ce une question qui t’habite de temps en temps ? Quel est ton rapport personnel à l’écriture, à la lecture, aux livres ?
A. R. – Je ressens parfois le besoin de coucher sur le papier des idées pour moi, pour comprendre et prendre du recul, mais cela reste personnel. Le besoin de traduire, lui, est beaucoup plus fort : il obéit à une envie de donner à lire, de jeter des ponts, de balancer des coups de coude à mon voisin. Ça relève un peu de l’obsession.
Les livres sont très importants pour moi, ils m’ont beaucoup aidée, m’ont fait voyager, m’ont apporté un ancrage… Je suis fière d’être un maillon dans la chaine de production de ces petits miracles qui permettent de vivre tant de vies dans une vie et qui rendent le monde un peu plus supportable.