Exploration du flux – Marina Skalova

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Bien sûr il y a écho. Écho qui agite les corps, nos corps. Bien sûr il y a le corps, notre monde comme un corps, comme un corps aberrant où la main gauche frapperait la main droite, où la main gauche voudrait territoire garder, forteresse monter, battre et chasser la main droite qui empiète, qui réclame son dû, qui réclame ce que les yeux ont vu, ce que l’on a donné à voir aux yeux, ce que la bouche a dit, ce que la bouche a promis. Alors il y a flux, et ce flux que l’on essaye d’endiguer, mais que peut une main contre une poignée de sang. Rien. Flux et flots, flots des paroles de Marina Skalova, flots de la colère qui se déverse, en lignes serrées, en poésie scandée. Je l’imagine le doigt levé, petite fille (et dans ma tête – paradoxe – un enfant muet, Le Tambour), il n’y a rien à comprendre mais elle explique, trouve la non logique d’une société, de notre société (ceux qui dirigent nos sociétés, ceux que l’on a nommés pour diriger nos sociétés), qui prend l’argent, rejette les hommes, laisse les enfants mourir sur les plages, en fait des porte-drapeaux, des étendards, des vêtements mouillés, des dos mouillés, des tas de fringues mouillés, des images, des mots, des mots, et des likes, et des cris qui se poussent, et des cris qui se lassent, et des cris qui se percutent, s’annihilent, une montagne de cris. Et puis le silence. Et puis le doigt levé qui se tend. Et puis, Marina : « la colère s’est usée / l’impuissance est restée ». N’avons-nous pas tous, ne vivons-nous pas tous, la même chose, le même constat, le regard flou devant ce passé si proche, et qui déjà, déjà, n’éveille plus même une lueur. On s’habitue à tout, la répétition a raison de notre réflexion, quand on parle d’un, le corps comprend, quand on parle de milliers, le cerveau se noie. Marina encore : « ce que peut la littérature face à ce présent / pas grand-chose sûrement ». Pas grand-chose et pourtant, figer une colère, figer un cri, le garder bien précieusement car il ne nous est pas destiné, il est destiné aux suivants, aux petits un jour grands, à ceux qui naitront de ces petits devenus grands, de ceux qui nous regarderont dans ce futur bien si proche, nous le passé, et qui nous diront, mais voyons, vous ne pouvez pas dire, vous ne pouviez pas faire, ou est-ce l’inverse, vous saviez, le cri est là, il est resté, il nous parvient. Alors je réponds à ceux qui ne m’entendent pas car pas encore nés, je réponds comme Marina la colère qui gronde et se ronge et s’éteint, la prise de conscience terrible et terrifiante qui ne fait plus peur, ou parfois à quelques-uns qui tentent un cri, mais l’on se détourne, car la lassitude, car l’impuissance, car la conscience que ce monde n’est pas devenu fou, qu’il est simplement fou, que toujours la main droite empêchera la main gauche de convoiter ses biens, que de la même espèce, du même corps, on ne reconnaît plus les siens, que le cerveau a sa mémoire courte, qu’il oublie ou qu’il modifie, qu’il prend un mot pour un autre, pour s’absoudre, les réfugiés deviennent des migrants, c’est si joli la migration, ça fait penser aux cigognes et au bleu du ciel, ça efface le bleu de l’âme et le bleu des uniformes, lever la tête et regarder les oiseaux, s’éloigner du bord de l’eau quand il devient mouroir, s’en rapprocher sous le ciel d’été et ne pas penser que l’on se baigne dans un cimetière. Marina Skalova dénonce – ne nous culpabilise pas – tente une autre version pour éveiller une nouvelle prise de conscience – y renonce – avoue son impuissance, avoue notre impuissance, avoue notre incompréhension, avoue notre égoïsme, avoue notre humanité, avoue notre manque d’humanisme. Pousse un cri, et puis se tait. Quand la colère laisse place à la tristesse, un autre livre nait, écho donc d’Amarres qui rend au flux un homme, bien que celui-ci ne porte pas de nom, car les sans-papiers n’en ont plus, d’identité, les terroristes, si, étrangement, elle en parle aussi Marina Skalova, de l’histoire, des histoires qui s’amalgament et de ce grand foutoir, et de ce grand bordel, et les réseaux sociaux comme un nouveau corps, un où chaque membre, chaque organe crie, un territoire nouveau fait de brièveté, d’immédiateté, de rapport au monde (rapport au monde ! ironie) qui s’est trouvé modifié, réalité virtuelle qui peine à venir à bout d’une réalité qui s’y perd et s’y noie et s’y dilue lentement, noyée par les buzz, noyée par les déchirures, les blabla vains, les mots, les mots, les mots. De ça et d’autres choses, et tout dans sa logique, Marina, et tout dans sa colère, et tout dans son impuissance, et beaucoup beaucoup encore, de la poésie, parce que oui c’est beau, ça donne envie d’être entendu, de faire silence et d’entendre, de faire silence et d’écouter, la voix très unique et très particulière de Marina Skalova, la poète, celle qui met en mots le cri d’une prise de conscience collective. Ce n’est plus le monde qui bruisse, c’est le monde qui hurle, ce ne sont plus vos pages qui bruissent, c’est votre tête qui explose, logorrhée dans la forme, litanie dans le fond. Et puis, enfin, le silence, celui de la désespérance, celui du recueillement. Et alors se sentir pleine, à nouveau, du cri primal, et de la conscience primaire, et remercier l’auteure pour ce magnifique flux, ce magnifique flot, cette Exploration du flux.

Ce sont des mots, des images. Un afflux d’images. Ce mot d’abord. Afflux. Flux humains, flux financiers, flux migratoires. Flux, comme fleuve, fluvial, to flow, avoir un bon flow. Flux, ce mot, avec un x. Un x comme génération branchée. Un mot de hipster, me dit-on. Un mot de la globalisation. La globalisation, c’est quand le monde entier est devenu un village. La globalisation, c’est quand le monde entier peut se connecter à Facebook, scroller, liker, partager. Le monde entier est devenu un village Facebook. Des amis montrent des photos de leur bébé, des amis m’invitent à des expositions, des amis annoncent leurs publications. Des amis lancent des appels à projets, des appels à résidences. Des amis lancent des appels à l’aide. Des amis appellent à l’aide parce qu’ils n’ont plus de lieu de résidence. Des amis appellent à l’aide parce qu’ils sont dans un camp de réfugiés et qu’ils ont besoin de tentes, de draps, de nourriture, de vêtements. Des amis appellent à l’aide parce qu’ils sont dans un camp de réfugiés à la frontière libanaise et qu’une épidémie de typhus s’y est propagée. Une épidémie de typhus dans un camp de réfugiés. Comme chez nous, comme au Moyen Âge. Comme dans nos contrées, avant qu’on ne devienne l’Europe et que l’Europe ne devienne une forteresse. Ils demandent des médicaments. Ils sont à huit mille kilomètres de chez moi et j’ai le choix entre liker, scroller ou partager. Les images affluent, un flux d’images, les bébés, les pièces de théâtre, les articles du Gorafi, les soirées marshmallows, la crise du logement, les camps de réfugiés, et j’ai le choix entre liker, scroller ou partager. Je peux bloquer les images de certains posts, aussi. Si elles en venaient à trop m’atteindre. Si elles en venaient à m’atteindre de trop près, à nouer mon estomac ou ma poitrine. Si le village global venait forcer les remparts de la forteresse que sont ma chair, mon corps, mon confort.

Éditions Seuil – ISBN 9782021394016