Lecture pleine de tendresse, triple tendresse et, vous me pardonnerez, ma chronique le sera tout autant. Tendresse pour l’homme auquel je ne me permettrai qu’un seul reproche, ça sera dit, qu’il ne rende pas sa langue plus ronde, tendresse (partagée) pour Nantes, ma ville, Nantes, ma vie, tendresse pour cette histoire qui n’en finit pas, qui ne s’arrête pas aux résolutions des crimes mais qui remonte, remonte, jusqu’à nous offrir le plus beau des cadeaux, celui que l’on n’attendait plus, un legs qui se transmet de mains en mains, de temps en temps, d’hommes en hommes, au-delà de l’anecdote, au-delà de la coïncidence, l’héritage d’un passé qui ne peut être que présent quand on voit Nantes par les yeux de Stéphane Pajot. Si je vous dis Transbordeur, Gobe-la-Lune et le commissaire Éric Chalmel, il y a une chance que nous échangions un regard de connivence, et un risque que vous écarquilliez les yeux, il y a une chance que l’on s’entende, et une chance que je vous apprenne, que je vous raconte, à mon tour, ce que notre écrivain, journaliste, historien, amoureux de notre patrimoine nous décrit ici, dans ce Rêve armoricain.
Le journaliste scruta sa montre instinctivement, enfourcha son vélo, téléphona à Romain le photographe et laissa deux messages oraux très brefs. L’un à Sergio, le chef de la rédaction des gratte-papier du plateau et l’autre à Vanzini, son acolyte des faits-divers, des chiens écrasés, un rusé renard aimanté par les belles affaires. Mathieu pédalait en même temps, rêvant d’une bicyclette électrique et s’imaginait en Mary Poppins quand un camion faillit le renverser en braquant brutalement sur la droite. Il pesta, emprunta un trottoir dans la foulée, la main droite sur le guidon, l’autre serrant son téléphone portable. Son sac de boulot en bandoulière, il grilla deux feux rouges, entendit des cris réprobateurs et accéléra sûr de lui vers le scoop du siècle. Il pédalait, toujours plus vite, comme le facteur de Jacques Tati dans Jour de fête. Imbattable, à l’américaine, à l’américaine. Aucun sprinter du jour, dopé aux mégas amphés n’aurait pu rivaliser. Trois minutes chrono, sur place, vélo accroché, antivol, à une quarantaine de mètres de l’entrée vitrée de la Cité des Congrès. Romain courait vers lui, le visage livide, anxieux. Se concentrer.
Le Rêve armoricain serait-il la preuve que la vie ne suffit pas ? Tirer un et puis des fils, les accrocher ou les raccrocher à ceux d’une réalité. Si vous avez tout à apprendre de Nantes dont vous ignorez jusqu’au bruit des pavés, faites confiance, tout, ou presque, est vrai, le reste n’est que littérature. Stéphane Pajot met en scène son journaliste Mathieu, double assumé. C’est jouissif, et tout aussi égoïste, ou intime, au choix, pour ma part, de découvrir les dessous d’un métier qui m’interpelle et me fascine. De là, une première tendresse. Et puis celle pour ce double, gentil garçon, qui racle le zinc pour user sa fatigue, qui trop amoureux d’une ombre s’y retrouve jeté. Là, déjà, nous avons fait un saut de puce dans le passé. Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin, remontons encore le fil des souvenirs, étonnons-nous de voir comme le présent rebondit sur le passé, comme le passé fait écho à notre présent, comment tout s’enchâsse, comment tous s’enlacent, les vivants et les morts. Histoire de filiation, histoire de transmission. Les clins d’œil, qu’ils vous parlent ou ne vous parlent pas, ajoutent mais ne retirent rien si l’on passe à côté, loin de l’intimité d’un journaliste qui est notre mémoire vivante, celle (aussi) de détails aussi anodins qu’une fléchette de sarbacane fichée dans le cou d’un pigeon ou qu’une peinture remisée loin du flash des photographes. Ce passage, d’un passeur, ouvre des perspectives bien plus globales que la forme d’une ville et que la silhouette de ceux qui l’ont arpentée, il décrit la mélancolie et le temps passé qui ne reviendra pas, les oubliés, les déportés, les envolés, les embrasés. Il ancre et encre.
Willy répondit à ce spectateur à qui il venait de vendre une carte poste en disant « Achetez l’homme qui va mourir ! ». Après avoir écoulé toutes ses cartes, Willy rejoignit le café Le nouveau monde au numéro 25 du quai de la Fosse, afin d’y déposer sa recette de l’après-midi. « Elle est de 2087 francs », expliqua-t-il à son compatriote. « Si jamais, il m’arrivait malheur, tu l’enverras à mon épouse et tu donneras cette carte postale à mes filles Anna et Marthe ». Au verso, il avait écrit : « Un jour, vous me rejoindrez à Nantes en Bretagne, je vous le promets. Le Rêve armoricain ».
« Je n’ai pas d’inquiétude mais compte sur moi, allez file faire le zouave.
Merci mon ami. »
Si j’osais ma tendresse et ma curiosité éveillée, creuserais-je pour savoir ce qui – vieille interrogation, vous verrez je vous l’ai déjà faite – se cache entre les pages de ce roman que l’auteur préfère faire passer pour de la fiction plutôt que de le réaliser. Celui qui a le goût des traces et des mystères, celui qui aime poser les questions et y répondre, bien sûr, mais avec professionnalisme et vraie timidité, aurait-il lui aussi ses propres clins d’œil qu’il s’amuse à se faire dans le miroir, s’encourageant, tout comme je m’amuse à reconnaître au coin des pages les coins des rues, au coin du zinc les coins des yeux (et dans ma rue une sorcière – là, je ne m’amuse plus) ? Tenterait-on un parallèle, de nouer un fil ou deux, encore, on ne s’en lasse pas de cette broderie, entre ces hommes qui se jettent, entre ces hommes qui se cachent, entre ces hommes qui se répondent, sans le savoir, d’une époque à une autre, qui courent leur rêve en le frôlant à peine. C’est vertigineux le temps, il suffit de prendre de la hauteur, 50 mètres, guère plus, et de s’élancer, pour constater que rien, mais alors rien, n’arrive par hasard.
Éditions D’Orbestier – ISBN 9782842383824