La Balade des perdus – Thomas Sandoz

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Changement de registre pour Thomas Sandoz qui s’attaque cette fois à une pente escarpée : celle de l’humour. Mais le titre et le sous-titre se chargent de rectifier la couleur : s’il est question de perdus et d’éclopés, c’est que les dents vont crisser. Chassez le naturel, il revient au galop. Nous voici donc à suivre la folle échappée d’un groupe qui en a un bon grain, entre Pauline qui ne se manifeste que quand elle a envie de faire pipi (souvent), Bierrot qui a très envie de faire des câlins à toutes les femmes qu’il croise (souvent), Goon dont les réactions sont totalement imprévisibles (souvent), Luc, notre narrateur, dont la tête fonctionne mieux que les jambes, et Linda la monitrice qui pète son boulard (pour rester dans le ton) plus souvent qu’à son tour, ajoutez à cela un minibus défaillant, un mensonge de circonstance, une boussole qui se perd, vous obtiendrez une sorte de road movie du handicap qui vous emmènera tout là-haut sur les cimes. Sujet ambitieux qui n’a rien de comique, on en rit pourtant, on en grince aussi. Un roman différent sur la différence, c’est dit.

Nous remontons à vive allure vers le nord du pays, en cette fin d’après-midi de juin. Mon fauteuil d’appoint est solidement arrimé par des sangles au plancher du minibus de l’institution. Julia, notre éducatrice, est concentrée sur la route. À côté d’elle, Pauline, courbée en avant, malaxe le bas de son T-shirt. Sur la banquette devant moi, Goon et Bierrot se disputent à propos de l’espace occupé par le sac à dos Tortues Ninja posé entre eux. De temps en temps, il se retournent pour me lancer des regards lourds de ressentiment. Parce que j’ai oublié mes jambières orthopédiques, nous avons été contraints de quitter l’anniversaire de Steevy plus vite que prévu. Nous aurions pu rester le week-end dans la résidence secondaire de son beau-père, et nous sommes partis avant les grillades.

L’objectif était pourtant simple et a germé dans la tête de Luc au vu de l’actualité politique : lui qui mène une vie virtuelle secrète n’a qu’une obsession, rentrer au plus vite au Centre pour effacer toute trace de sa présence sur les réseaux. Faut dire que notre éclopé était par goût du jeu puis par force des choses devenu le gourou d’un forum de discussion sur lequel, malchance, trainait un Ministre en vue. Et même si on ne balance que des généralités faussement poétiques, il arrive que celles-ci fassent des ricochets et aient des conséquences imprévues. À vrai dire, sauf ce sentiment d’urgence du retour forcé à la maison, j’ai un peu de mal à cerner l’utilité de ce second fil narratif qui brouille l’écheveau plus qu’il ne le déroule, mais soit. Après tout, devons-nous tout comprendre pour avancer ? En ce qui concerne cette avancée, avouons que notre joyeux groupe manque de chance mais ne semble pas mesurer toute l’ampleur de sa tragédie. Chacun poursuit ses propres obsessions et est complètement absent de l’univers dans lequel il évolue. Julia, devenue vulgaire d’exaspération, tente tant bien que mal de trouver des moyens de locomotion qui ramèneront sa petite troupe à l’institution, mais s’expose aussi bien à de fortes déceptions qu’aux desiderata des uns et des autres. Seul Luc nous livre le ressenti (horrifié) de ceux qui croisent leur route, on hésite entre en rire ou en pleurer, mais on se demande surtout si on aurait relevé le niveau.

Deux semi-remorques en convoi nous dépassent, générant un appel d’air qui ébranle notre minibus. Au-delà des barrières de sécurité se succèdent des fermes agricoles, une carrière de calcaire, une scierie, un labyrinthe de thuyas en prolongement d’un parc d’attractions. À la radio, des journalistes commentent maintenant le scoop du jour. Le ministre de la Santé consulte des forums de psychologie en ligne. Julia monte le son. Ce pourrait être juste anecdotique ou risible, sauf que les analystes, interpellés par les propos tenus par le politicien lors d’une conférence de presse, sont parvenus à faire le lien entre ce passe-temps singulier et sa proposition subite d’appliquer le MediCare+, un paquet de mesures destinées à compresser les coûts de la santé. Baser une politique nationale sur un café du commerce virtuel où cancanent des internautes protégés par leurs pseudonymes confère à la démocratie une saveur amère. Aussi les médias se sont-ils donné pour mission de remonter à la source de cette décision qui fait craindre un immense gâchis économique et social.

Toujours est-il que cahin-caha, Thomas Sandoz nous traine à sa suite dans un voyage qui n’en finit pas et qui s’achève par un faux dénouement sans réel enjeu. Il a été bon de découvrir et les uns et les autres, de s’attacher peut-être à ces drôles de loustics dont le sort préoccupe plus qu’il n’amuse vraiment, car si dans toute fiction se cache un fond de vérité, celui-ci nous saute à la face sans filtre et sans tabou. Sujet épineux donc auquel l’auteur s’est frotté avec brio, à son habitude, sans pudibonderie mal placée et sans non plus arrondir les angles. Julia manque de patience, sans doute pas d’affection, mais elle a en tous les cas le mérite de ne pas planter là sa troupe infernale et d’essayer de parer au plus urgent. Elle, la valide comprise pourtant dans le lot des cinq éclopés, est sans doute l’héroïne de La Balade des perdus, car ce long chemin elle le parcourra et peut-être même qu’à la fin elle se retrouvera.

Éditions Grasset – ISBN 9782246815242