Histoire d’un homme qui a renoncé à tout, qui a perdu tout, qui à travers mers s’est échappé, et qui encore trouve en lui le courage de sourire, le courage de chercher les mots, même si ce ne sont pas les bons, le courage de comprendre les mots même s’ils lui arrivent brouillés, car ici la langue n’est pas la même. Histoire d’un homme qui essaye de s’intégrer, de s’effacer, de ne pas faire de bruit, de ne pas prendre de place, terre d’asile lui disait-on, il y avait cru, il n’y croira pas, pas longtemps. Histoire d’un homme dont on ne voit rien que la différence, à qui l’on n’ouvre pas les bras mais que l’on montre du doigt, les enfants rient, les femmes crient, les hommes fuient. Histoire d’un homme qui s’est cru sauvé, la barque accostée, mais lui qui n’a pas les mots de tous les maux on l’accusera.
Je comprenais que j’étais comme les bouts de papier, les vieux os des batailles de la veille, les arêtes des poissons, le plastique brûlé dont les vapeurs emplissaient l’atmosphère. La ville devait être parfaitement propre, délestée de toute odeur. Je prenais conscience que je risquais de salir le paysage. Je comprenais leur point de vue. Ils devaient avoir raison.
Histoire d’un homme qui se raccroche au je, avec qui dialoguer, à qui écrire, dans ses petits carnets, à part à lui, car rien d’autre, personne d’autre, ne l’écoutera, ne l’accueillera. C’est d’un banal et c’est d’une tristesse, homme sans nom, tu t’oublieras. Ah la belle maxime, on sait ce qu’on perd, pas ce qu’on gagne, pour le coup double échec, il se croyait survivant, il n’y survivra pas. Quelle honte, que la honte sur le front des autochtones à tout jamais gravée. Si c’est ça notre humanité, franchement, à quoi bon lutter, même lui ne lutte plus, il avait baissé la garde, les bras lui en tombent. Alors quand vient le temps de reprendre les armes, le ressort en est cassé, acceptée la malédiction de celui que l’on accuse de faire tomber la pluie. Il n’y a plus de raisonnement à tenir, pas à se justifier, autant hurler dans le vent, et les derniers espoirs, et les derniers alliés, tous envolés.
Ils vidaient ma parole comme une coque de noix de coco. Ils laissaient s’écouler le jus, sur l’asphalte. Plus tard, ils prendraient soin de contourner la flaque. Ils éviteraient de marcher dedans. Il ne fallait pas que mes mots se collent à leurs chaussures.
Bien sûr qu’Amarres nous parle d’un pays qui taira son nom, le mien, le tien, le nôtre. Triste logique implacable que non, toi – homme – qui souffres, toi – homme – qui a souffert, ne crois pas qu’ici ou là tu retrouveras les tiens – humains – pas de place au malheur des autres sur ces rives, sur nos rives. Alors il y a la montée en puissance d’un texte doux et mélancolique, les larmes qui montent tout autant, sentiment d’injustice mêlée, et l’indignation, bien sûr l’indignation, l’exaspération car l’histoire tend tellement à se répéter qu’elle en devient lassante. Pas à situer, pas à nommer, portée universelle d’un tout petit roman dont la fiction n’est que trop réelle.
À présent, j’avais un refuge. Les premiers jours, le soleil me brûlait tellement que je ne voyais presque rien. Je suis retourné sur le rivage où j’avais attaché mon bateau. Je naviguais sur l’étendue cristalline tout autour de l’île. À plusieurs reprises, j’ai dû me frotter les yeux. Il fallait que je me persuade que je n’étais pas en train de rêver. Il y avait de la douceur à perte de vue. C’était ce qu’on m’avait promis. On m’avait dit qu’ici, les conflits seraient loin. Que les déchirements seraient apaisés. Que je connaîtrais la sérénité.
Et puis il y a Marina Skalova, poétesse, traductrice, traductrice ici de ces mots qui ne trouvent pas d’écho, des mots tout simples pourtant, tout en poésie, tout en douceur, sous-jacente la gravité, imprégnée la colère. Marina Skalova qui utilise ses mots comme des armes pour pointer et graver, pour dire la rage et dénoncer l’absurdité du rejet de l’autre, du rire de l’autre, de la surdité feinte, des us et coutumes qui sont érigés en barrières entre les uns, entre les autres. Pas les bons mots, pas la bonne couleur, pas la bonne façon de manger une fichue tomate, et voilà que de page en page, de mot en mot, la fin s’annonce de plus en plus irraisonnée, inéluctable, lamentable. Un court roman qui se fait appeler récit, à raison, car il en a la justesse, et le poids.
Je repensais au moment de mon arrivée. Je tournais les mots que j’avais dits dans ma bouche. Je m’entraînais à lisser mon visage pour qu’il arrête de se crisper quand il fallait sourire.
Éditions L’Âge d’homme – ISBN 9782825146606