Tazmamort – Aziz Binebine

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Il y a quelques jours à peine, je lisais que plus de 40% des Américains ne savent pas ce qu’il s’est passé à Auschwitz. J’aurai bientôt 38 ans et je découvre l’existence du bagne de Tazmamart. Tazmamort comme l’appelle Aziz Binebine, qui s’en est sorti, par miracle, une simple lettre qui change tout, qui dit tout, qui dit tant et pourtant rien encore des 18 ans qu’il y a passés, et qu’il nous livre dans un grand texte, qui ne cache rien mais dévoile tout, sans haine, ni violence. Juste raconter, pour rendre la vie, la voix, à ceux qui y sont restés, juste dire, pour en rester là, peut-être enfin. Ça commence sans que l’on comprenne bien comment, sans même sans doute que lui-même ne comprenne ce qu’il se passe. Tentative de coup d’État contre Hassan II, menée dans l’enceinte même du Palais royal, sans que personne ne dise rien, sans que personne ne maîtrise rien. Combien étaient-ils à croire qu’il ne s’agissait que d’un simple exercice, d’une simple démonstration, comment savoir, c’est si loin, et c’est si loin, dans le temps et dans l’espace, jamais rien de cette histoire ne m’a été enseigné. Au-delà de l’Histoire d’un pays, c’est bien celle d’un homme, celui qui raconte, qui prime dans ce récit. Quelques jeunes gens mis au secret, enterrés vivants dans une geôle qui ne sera pas officielle avant trop longtemps, avant qu’une femme ne se batte pour la faire disparaître. 18 ans, mais qu’est-ce que le temps quand on a rien à attendre, qu’on ne sait pas ni où, ni quoi, ni pourquoi, ni comment, ni par qui. Comment des hommes envers des hommes ont-ils la violence de ne même pas les achever ?

Mon caveau était un cube de béton et de ténèbres de deux mètres sur trois, où même la lumière blafarde du jour n’arrivait pas à briser totalement l’obscurité. Au fond, une dalle de ciment en guise de banquette. Dans le coin près de la porte, des toilettes turques. Trois rangées de trous de dix centimètres de diamètre percés au sommet du mur, à deux mètres cinquante, donnaient sur le couloir. Au milieu du plafond, un trou de même dimension permettait la circulation de l’air. Ce trou s’ouvrait sur une sorte de hangar, haut environ d’un mètre quatre-vingt, qui formait un étage au-dessus des cellules. Couvert d’un toit en tôle ondulée, cet étage, que nous ne pouvions que deviner, était pourvu sur les côtés d’ouvertures quadrillées de barreaux. Les portes des cellules donnaient sur un couloir central qui traversait tout le bâtiment. Une fente bardée d’acier au milieu de son plafond était notre unique source indirecte d’air et de lumière.

Des histoires terribles de bagnes nous en avons tous lues, dans les pays chauds, dans les pays froids, dans nos pays. Toujours la même incrédulité, toujours la même colère, toujours la même admiration pour ceux qui ont survécu à ce que nous avons déjà grand peine à imaginer, à croire. Vivre 18 ans dans un trou noir, hygiène inexistante, soins inexistants, repas quasiment inexistants. Vivre ou survivre ? Perplexité aussi devant l’homme qui dans des situations inhumaines continue de l’être, homme, pour le meilleur et pour le pire. Dans le groupe, même sans se voir, discerner pourtant les profils types, ceux qui gardent la tête haute, ceux qui la perdent, ceux qui parlent haut et ceux qui préfèrent les messes basses. Naïveté encore en se disant que pourtant, en vivant ensemble ce qui ressemble fort à la mort, chacun devrait consacrer ses dernières forces à apaiser le sort de l’autre, et pourtant non, où que l’on soit, il y aura toujours des lâches et des traitres. Rien ne change, même sans soleil. Enfin, s’étonner encore, bien que l’on arrive nous aussi au bout de nos forces, de ces gardiens qui ne font qu’exécuter, sans avoir l’air de comprendre, de vouloir savoir, que ceux qu’ils traitent pire que des chiens sont leurs égaux, des comme eux. Chamboulement d’émotions, on tombe de haut.

Heureusement, chacun comprit que plus vite les différences seraient nivelées, mieux nous nous porterions. Nous nous mîmes d’accord sur un horaire : après la prière du soir, personne ne parlerait plus jusqu’à l’arrivée des gardes pour le service du matin hormis les cas de force majeure bien sûr. Durant la journée, nous parlerions à tour de rôle dans notre moitié de bâtiment. Au début, il y eut quelques embouteillages, des frictions par-ci par-là, mais rien de bien grave. Si l’un parlait, les autres écoutaient. Pour ces naufragés de l’océan du silence, il était vital de s’accrocher à tous les débris sonores jetés contre les blocs de béton, qui s’engouffraient dans les trous des murs pour nourrir leurs rêves et leurs espoirs. Dans notre obscurité, l’ouïe devint le principal sens par lequel nous nous accrochions à la vie. Et c’est là que ma présence dans ce caveau trouva sa voie : je devins marchand de rêves, maître de l’imaginaire, magicien de la voix, conteur inopiné. Ce fut ma participation à la vie du groupe : le voyage par la voix. Je n’étais donc pas là par hasard…

Quand on vit dans le noir, la voix est ce qui reste, ce qui continue à faire de nous ce que nous sommes, des êtres qui ont besoin de se raccrocher, de s’attacher, pour ne pas sombrer. Alors la voix de Dieu qui apaise et console. Alors les confidences, les chemins de vie qui ont mené là, dans ces trous, Aziz Binebine s’est improvisé conteur, désormais il se fait mémoire. Au-delà des mots, il y a les signes, la chouette qui hulule et annonce les morts, les rêves qui permettent de s’enfuir mais qui eux aussi portent de lourds présages. Et puis il y a le corps qu’il faut entretenir, surveiller, écouter. Et la maladie, contre laquelle il faut lutter avec les moyens du bord, quitte à le frôler, le bord du précipice. Et puis il y a les petits riens qui font qu’un jour ne ressemble pas aux précédents, des détails si anodins, si futiles, si amplifiés dans une geôle où rien ne résonne d’autre que le bruit des clefs. Qu’est-ce qui a sauvé Aziz Binebine ? La chance ou la volonté, les autres ou lui-même ? 231 pages, c’est à la fois long et court pour raconter tant d’années. Enfin, le miracle, la sortie, le retour, et ici Aziz Binebine arrête là son récit. Songeuse je me demande si le pire est devant ou derrière lui, mais à ça l’auteur ne répondra pas. C’est un homme brisé mais un homme debout qui en sort, un homme dont j’ai aimé et admiré la douceur et la force dans ce monde devenu fou.

Éditions Le Fennec – ISBN 9789954167908