Canada, aller simple – Rachida M’Faddel

Flag_of_Canada_(Pantone).svg.png

Nabil a tout ce qu’il lui faut, un bon métier qui lui permet de vivre dans le luxe, trois beaux enfants et une épouse dévouée, choisie par sa mère. Mais il est parasité par un rêve, une envie, une pulsion, celle de quitter son Maroc natal pour rejoindre le Canada fantasmé. N’écoutant que lui (son courage, dit-il) le voilà qui contre l’avis de tous (épouse dévouée comprise) met en branle son idée fixe. L’arrivée, nous l’aurions prévu, ne se passera pas tout à fait comme prévu, personne ne l’y attend, son beau statut prend l’eau, sa femme se dit qu’il y a peut-être d’autres façons d’exister (que par son mari) (il lui faudra bien s’adapter de toute façon, à la langue et à la nécessité de gagner de l’argent), les enfants empruntent d’autres chemins. Pauvre Nabil, s’il avait su, l’aurait pas v’nu, mais nous serions alors passés à côté d’un sacré bon bouquin inspiré, à n’en pas douter, d’une bonne tranche de vécu.

Samia se cantonnait dans sa tristesse. Le projet de son mari la préoccupait au point de lui faire perdre le sommeil. Elle restait alors éveillée toute la nuit songeant que se séparer de Nabil serait l’ultime solution. Le jour, elle était pendue au téléphone racontant pendant de longues heures à ses parents et à ses sœurs ses inquiétudes. Son déchirement leur faisait beaucoup de peine et ils comprenaient ses craintes, mais son père lui interdisait de contester la décision de son mari et sa mère lui faisait promettre de ne pas briser son foyer pour si peu. Ses sœurs et ses amies la trouvaient bien trop sentimentale et lui reprochaient de se soucier plus d’elle-même que de l’avenir de ses enfants. Les unes lui disaient la chance qu’elle avait de pouvoir partir, de voir l’été indien et les chutes du Niagara, et les autres lui enviaient les lendemains prometteurs qui s’offraient à elle. Toutes s’entendaient pour lui prédire monts et merveilles. Aucune ne saisissait les tourments de son âme.

Au début, on rit, de ce Québec si différent, des difficultés rencontrées, du langage qui roule sur la langue. À déguster comme un bon guide pour tous les tentés de l’expatriation. Après, on déchante tout aussi vite que Nabil perd de sa superbe, à n’en pas douter, cela ne va pas tellement bien finir. Quelques gouttes d’eau de rose ne viennent pas gâcher une lecture très profonde par les questions qu’elle soulève. Les clichés, admettons-le, ont la vie dure, et qui peut dire qu’il n’y répond pas plus souvent qu’à son tour, en particulier dans les périodes de crise. Car oui, Nabil et sa famille sont en crise, chacun se retrouve face à une mentalité différente, mais surtout à une liberté nouvelle qui paraît bien encombrante. Les mœurs ici sont autres et même si nos amis Marocains ne sont pas particulièrement englués dans des traditions à la peau dure, certains réflexes sont tout de même de mise. Mais ce qui est surtout troublant, c’est de voir à quel point un changement de pays entraîne un changement dans le précaire équilibre qui était assuré par des règles qui ne peuvent plus s’appliquer. Par exemple, Rachida M’Faddel dans toute son intelligence et sa finesse, insiste sur cette société marocaine qui instaure l’homme comme unique source de revenus d’un ménage, comme responsable des siens, sauf que quand celui-ci est confronté à la difficulté de trouver un logement, puis un emploi, comment ne pas vaciller.

Nabil se remit à la lecture de son magazine. Il essayait de lire, mais n’arrivait pas à se concentrer. La femme avait raison, les enfants seraient handicapés par la langue en Ontario. Maître Arsenault lui avait réitéré encore il y a quelques jours qu’il n’y aurait aucun problème s’ils souhaitaient s’installer Québec. Mais Nabil ne savait pas. L’inquiétude était là et elle l’empêchait d’apprécier le voyage. Plus ils approchaient de Montréal, plus Nabil était envahi par une lourde angoisse, avait-il fait le bon choix ? Le voyage s’éternisait et c’était tant mieux. Il aurait voulu rester ainsi, entre le ciel et la terre.

Les problèmes de couple qui sont au centre de ce roman deviennent alors universels, comment ne pas sombrer dans le reproche permanent ou dans la perte de confiance en soi, dans la culpabilité et la culpabilisation, quand le confort matériel est si malmené ? Comment le fragile équilibre d’un couple, qui ne s’est rappelons-le pas choisi, où il existe de telles différences (culture, éducation, rôle) finalement, peut-il résister et ne pas virer au rapport de force quand de 2, l’on devient 1 + 1 ? La liberté a un prix qui peut mener à l’individualisme, et l’individualisme peut mener à la solitude, à des voies parallèles qui ne trouvent plus à se croiser, c’est d’ailleurs le second sujet prépondérant de Canada, aller simple dans lequel l’auteure amène en douceur mais sans fléchir une réalité des plus… réalistes (même si chacun se retrouve dans un cas de figure, ou cas de conscience, assez marqué pour que l’ensemble donne un côté « n’en jetez plus » assez caricatural) (mettons que l’écrivaine est maîtresse du destin de ses personnages mais qu’elle doit aussi se demander ce qu’ils vont devenir en les mettant en situation singulière). Enfin, dernier étonnement, le nombre d’occurrences de « honte » ou d’« humiliation »  en dit long sur les carcans dans lesquels on s’enchâssent et dont on a bien du mal à se sortir. L’expatriation choisie n’est pas une mince affaire, il est intéressant qu’elle prenne place dans ce récit dans un parcours qui a priori ne me semblait pas des plus fréquents, et pourtant, visiblement, le Canada fait rêver bien des Marocains. Ce voyage en dit long sur les patries, quittées ou trouvées, et sur les hommes, est décrit avec une telle justesse de fond qu’il en fait oublier la facilité de la forme dont il ne faut pas attendre de qualités particulièrement littéraires. Ce fût en tous les cas, pour eux, personnages, comme pour moi, lectrice, une sacrée aventure.

Éditions Le Fennec – ISBN 9789954167144