Entre le roman policier, inspiré ou non d’un fait réel, et le pur document racontant les péripéties des grandes enquêtes criminelles, se love une niche bien spécifique : le livre de journaliste. La Déposition en est un. Écrit par Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire au Monde, cet ouvrage revient sur les révélations du fils Agnelet qui, à quarante ans passés, a décidé de se débarrasser de ce qui lui encombrait l’esprit, ou la conscience, depuis pratiquement trente ans, de révéler un secret de famille bien lourd, la culpabilité de son père dans l’assassinat sans corps d’Agnès Le Roux. S’attarder sur ce type de littérature peut s’avérer divertissant car généralement la lecture en est aisée, tout comme se veut aisée la lecture d’un article de journal, des faits, des faits et rien que des faits. Bien entendu il est aussi possible d’en tirer une matière rapidement recyclable, des connaissances concrètes sur une histoire réelle qui a généralement marqué notre société. Un sujet de conversation, en somme. Là où j’aime à creuser se tient plutôt dans la forme, comment un journaliste, habitué à travailler sous contraintes (de longueur, de temps), use-t-il de cette liberté nouvelle de pouvoir s’étendre sur plus d’une centaine de pages ? Quels procédés utilisera-t-il pour motiver le lecteur à le suivre, non plus sur un compte-rendu qui se compte en quelques milliers de signes, mais tout au long d’une intrigue, d’un suspense, qui sera forcément mis en scène ? Où trouvera-t-il la source de contenu (le nerf de la guerre), si possible inédit, qui retiendra, espérons, l’attention des médias, puis des libraires ? Comment sa langue, habituellement factuelle – une phrase, une information – s’autorisera-t-elle quelques fantaisies, voire d’utiliser un je, voire d’extrapoler ou d’inventer ? Enfin, à quelle maison s’adressera-t-il pour faire publier son travail ? En fait, peut-on être journaliste et écrivain (j’ai déjà la réponse à cette question, et je ne vous bassinerai pas encore avec Albert Londres, Hemingway, Kessel, voire même il y a peu avec Chapuzet). Si ma chronique est déjà bien trop longue et que voulez sauter à la conclusion, ne bougez pas, la réponse à la question « Pascale Robert-Diard est-elle un écrivain ? » est moui.
Quand je l’ai revu la première fois, sur le quai d’une gare, j’ai deviné au premier regard qu’il avait aussi peur que moi. Nous n’étions plus protégés par les murs d’un palais de justice, par le rôle qu’il assignait à chacun de nous. Lui, fils d’accusé, témoin, répondant face à la cour aux questions du président, de l’avocat général et des avocats. Moi, journaliste, muette, assise parmi d’autres sur un banc dans son dos. L’espace paraissait soudain trop vaste, trop lumineux. Il n’y avait plus d’huissière, plus ce silence épais qui accompagne le rituel de l’audience, plus ce décor de pierre et de vieux bois, plus cette atmosphère de tragédie qui écrase et élève à la fois. Il n’y avait qu’une gare pleine de gens pressés. Et Guillaume Agnelet au milieu d’eux, un sac sur le dos, qui me tendait la main.
D’autres rencontres ont suivi. À chaque fois, j’ai ressenti la même tension, intacte, à m’approcher au plus près des gouffres qu’il avait traversés. À remonter avec lui les années, puis les jours et enfin les heures qui ont précédé la déposition.
Pourquoi moui ? Pascale Robert-Diard a accès à un contenu inédit : le témoignage de Guillaume Agnelet. Le fin mot de l’histoire est connu puisque tout le monde sait que son père, Maurice Agnelet, a finalement été condamné à 20 ans de prison pour le meurtre avec préméditation d’Agnès Le Roux, malgré l’absence de corps, malgré l’absence de preuves. Même si les déclarations de son fils ne sont pas les seuls éléments troublants qui ont permis de convaincre les jurés de sa culpabilité, elles ont fait pencher la balance en sa défaveur. Le mobile était clair, l’argent bien sûr, la demande de faux alibi à son épouse d’alors (la mère) connue de tous également. La journaliste du Monde a donc la lourde tâche de créer une intrigue en partant d’une histoire sans mystère. La véritable interrogation réside donc dans les liens qui ont uni Maurice Agnelet à son entourage, en l’occurrence et plus particulièrement à son fils, et à l’influence qu’il avait sur eux tout au long de ces dizaines d’années qui l’ont d’abord vu innocenté. Le sujet du livre n’est donc pas l’affaire en elle-même mais Guillaume Agnelet, l’emprise qu’il a subie si longtemps sans oser la remettre en question puis son acte fou, ou désespéré, de raconter ce qu’il savait (bien qu’en tant que membre de la famille, la Justice elle-même comprenait son dilemme et ne l’y obligeait finalement pas). Nous pouvons imaginer dès lors les rencontres entre la journaliste et son interviewé, la douleur évidente du témoignage recueilli. La question étant : qu’en faire ? C’est là où à mon sens le bât blesse. Pascale Robert-Diard raconte, campe, et s’essaye aux dialogues imaginés. Est-ce une demande expresse du témoin qui refuse que son discours soit rapporté textuellement, mystère, toujours est-il que je reste sur une impression d’avoir effleuré un homme sans avoir pu le saisir dans sa globalité, sa profondeur et ses contradictions. Comme souvent, mes attentes ne sont pas égales au rendu, ou est-ce l’inverse, et si la lecture a été aisée, elle a sans doute été trop rapide pour que justement cela ne soit pas signe qu’il manquait matière à réflexion, envie de se poser pour lire entre les lignes une détresse, une vie. L’utilisation de cette apparence de fiction, ponctuée parfois par un maigre je qui semble se demander s’il devrait vraiment être là, vient délimiter la frontière fragile de ce qui est autorisable, et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est concret, et de ce qui ne l’est pas. Une pierre de plus dans une réflexion plus globale, mais sans aucun risque d’achoppement.
Il est le fils du milieu. L’ainé était brillant et épatait son père. Le dernier était handicapé et accaparait sa mère. Les premières années, la famille se serrait au premier étage du 13, cours Saleya à Nice, dans une bâtisse vieil ocre le long du marché aux fleurs, qui abritait l’appartement et le cabinet de maître Maurice Agnelet. L’avocat aimait le reflet de sa silhouette dans le miroir, ses longues jambes serrées dans une toile de velours ras, le pull fin à col romain qui lui rappelait le temps où il se rêvait séminariste et le hoquet de stupeur et d’indignation que provoquait, aux beaux jours, les pieds nus dans des sandales dépassant de sa robe. Il attirait les garçons et plaisait aux femmes, espérait beaucoup de ses amitiés maçonniques, guignait la présidence de la Ligue départementale des droits de l’homme et appréciait que son épouse, Anne, ferme les yeux sur ses infidélités nocturnes.
Éditions L’Iconoclaste – ISBN 9791095438021 – Éditions Folio – ISBN 9782072696657