C’est subtil, le malaise est diffus, il faut lui accorder un peu de place, un peu de temps, après avoir refermé le livre, pour le mettre en mots, se l’expliquer. Une famille oui, comme il en existe des milliers, des millions, une qui a des airs unis, les enfants, les petits-enfants maintenant, famille recomposée, reconstruite, décomposée, déconstruite. Une famille, classique. Ce qui l’est moins, c’est l’ainé, le demi et le beau, demi-frère, beau-fils, élevé pourtant comme l’enfant du nouveau couple, aimé, admiré, cajolé, surveillé. À la marge pourtant, très jeune, la bouteille à la main, la bouche pleine d’alcool pour se détruire, pour s’endormir, pour juste tomber et oublier. Romain est muet. Il est au cœur de toutes les pensées mais personne ne lui accorde la parole, entre ces pages aucune explication, aucun chapitre à lui consacré. Aux parents oui, aux trois autres enfants oui, à Romain, non. Peut-être qu’il n’y a rien à dire, la maladie est la maladie, et pourtant les maux se posent là, lourds au cœur, lourds et qui tombent comme des rocs entre les uns, entre les autres.
Danielle avait un fils de quatre ans à l’époque où Olivier l’avait rencontrée. Sur la photo glissée à la page du jour dans son agenda, on le voyait courir sur le sable noir d’une plage à marée basse, bras en l’air, dans un élan gauche et blond, comme stupéfait. Le père, un pharmacien, avait disparu quelques mois avant sa naissance et n’avait refait signe qu’au bout de quelques semaines, d’une clinique où il assommait de chimie une insondable dépression. Danielle était une femme d’espérance, de conventions ; elle s’était mariée jeune et sans doutes. En deux ans de vie commune, elle n’avait rien deviné derrière les silences, les somnolences et les absences : des journées entières qu’il avait dit passer allongé dans sa voiture à simplement tâcher de respirer. Ces révélations, plus encore que sa disparition, avaient défait quelque chose en elle. De ce jour, disait-elle, elle avait accablé l’avenir de son fils de pressentiments que, depuis, elle expiait.
Romain était parti, disparu, envolé, huit ans durant, sur un carton retrouvé, dans une gare parisienne, et alors le convaincre de revenir, parmi les siens. Pourquoi ? Pourquoi ne pas lui laisser sa liberté de se détruire, son choix de vie, son choix de mort, pourquoi vouloir le rendre au monde, à sa famille. C’est une question qui se pose et qui ne l’est pas en ces termes, le roman de Pascale Kramer est bien plus subtil que je ne le suis, en touches il raconte et les uns et les autres, et les reproches larvés, et les rancœurs, et – surtout – les solitudes. Ramener Romain car il avait une place à occuper parmi cet échafaudage bien fragile qu’est une famille, château de cartes qui ne subira pas la moindre contrariété, la moindre échappée. C’est cruel un ensemble, une structure, ça ne réfléchit pas en termes d’individus, ça a sa propre logique. Alors ramener l’enfant perdu au bercail, lui trouver une cure, un appartement, un travail, se lamenter à nouveau quand il trébuche de nouveau. Romain est au centre des regards, l’excuse toute trouvée, la cause de tous les tourments, de toutes les disputes. Lui qui voulait mener sa vie, ou sa mort, à sa façon, lui qui ne parle pas et se laisse aller, lui l’absent qui en dit tant sur le fonctionnement absurde, malsain, d’une famille qui se voudrait parfaite, unie, présentable. Mais chacun compte au plus près son investissement personnel, et les souvenirs d’enfance gâchés, et les inquiétudes, et les déceptions. Mais des comptes il ne veut pas en rendre l’ainé, il veut juste reprendre sa vie, quelle qu’elle soit, alors il tente encore de s’éloigner. C’est compliqué. Compliqué car il y a des hontes qui ne devraient pas être portées par les autres, avoir honte est un choix personnel et on ne devrait pas pouvoir faire peser sur le frère, sur le fils, ce qui ne regarde que lui. Il y a peut-être aussi une culpabilité, mais pas une franche, pas une qui saine qui donne envie d’aider de soutenir. Non, une de celle qui érige en martyr, en victime, les grands travers de l’âme humaine sous couvert de bons sentiments. Alors oui, ils agacent les uns et les autres, ou ils peinent, leurs motivations, leurs discours, leurs actes. Rien n’est tout noir ou tout blanc, mais tout est là, dans ce court roman d’une auteure qui, c’est impressionnant, n’use d’aucun stratagème pour bâtir son histoire. Chaque lecteur la fera sienne cette lecture aux airs accessibles, creuser ou ne pas creuser, effleurer, s’ennuyer, réfléchir, choix personnel.
Il a trente-huit ans, on ne peut pas intervenir davantage qu’on l’a fait, dit-il en lui touchant le genou pour qu’elle lui revienne. Mais c’était une chose dont Danielle ne pouvait pas se suffire ni se consoler, elle était d’une trempe si différente. Tu ne peux pas vivre ni vouloir à sa place, ajouta-t-il encore, en inspirant profondément pour lui faire entendre sa propre douleur devant la défaite, et aussi sa lassitude d’avoir à obtempérer à son volontarisme. Danielle le comprit bien ainsi, mais c’était là que le diable surgissait entre eux. Jamais elle ne se dérobait ni à sa certitude que son fils s’en sortirait, ni à son devoir de l’y aider. Chercher à la dissuader de tout tenter, c’était la blesser au plus profond et essentiel de sa foi. Que son espérance soit un poids pour Romain ne l’effleurait même pas, et Olivier se sentait impuissant et bien malgré lui illégitime à le lui faire entendre.
Il y a donc cette place qui nous est attribuée et dont nous ne pouvons pas nous échapper, et puis, ce qui marque, aussi, après, il y a la profonde solitude de chacun. Les couples ne s’aiment plus, restent ensemble, les enfants sont cause de souci, de préoccupation, irait-on jusqu’à leur reprocher leurs maladies, leurs cris, leurs fuites. Où se niche le cancer, que ronge le sang de Romain. Chacun les uns auprès des autres car chacun doit assumer des choix faits il y a longtemps, ce n’est plus l’envie qui dicte la volonté familiale, ce n’est pas le besoin, c’est une logique si particulière qui impose le vivre ensemble, peut-être la voix d’une mère qui croit que de sa volonté pure elle peut diriger ses petits, peut-être mais encore, c’est plus insidieux. Et bien sûr la pudeur et le chagrin, la solitude, la peur, ils communiquent mais n’échangent pas, on ne peut pas changer la donne, on ne peut pas changer de place, on ne peut pas changer tout court. C’est la terrible morale d’un roman qui sous son air d’élégance, sa douceur, camoufle une dureté destructrice. Une logique familiale familière à qui connaît l’indispensable et désormais classique Mars de Fritz Zorn.
Éditions Flammarion – ISBN 9782081427952