Amandine Glévarec – Cher Olivier, votre biographie est assez discrète sur votre jeunesse, pouvez-vous me raconter quel était enfant votre rapport au texte, à la lecture et à l’écriture ?
Olivier Mannoni – J’ai grandi dans les livres. Je ne me rappelle pas avoir jamais vécu dans un appartement dont les murs n’aient pas été couverts de bibliothèques. Les règles les plus strictes que j’ai connues dans mon enfance concernaient les livres et le traitement qu’on leur réservait. Aujourd’hui encore, je ne supporte pas de voir un livre traîner dans une cuisine.
L’écriture avait également une présence quotidienne. Mon père et ma mère écrivaient, ils ont publié leur premier roman chacun de leur côté, mais simultanément. J’ai encore dans mes archives un article de Bernard Pivot, dans Le Figaro littéraire, où il me décrit tapant à la machine à écrire à l’âge de deux ans. On peut rêver fée moins compétente à son berceau…
Très tôt, j’ai été astreint à des exercices de rédaction hebdomadaires. Et la télévision, dont nous faisions un usage très limité, a disparu assez rapidement de notre appartement. Je n’en ai toujours pas aujourd’hui. Et j’en suis très heureux.
A. G. – Comment l’allemand est-il entré dans votre vie ?
O. M. – J’ai commencé à l’apprendre à six ans. Mon père l’enseignait. Il était passionné par les grands auteurs allemands, Rilke notamment. L’allemand étais sans doute une sorte de pont avec son passé : son père avait été torpillé en 1940, après le cessez-le-feu, au large de l’Angleterre, par un U-Boot. Toute sa vie, je crois, il a cherché à effacer ce coup du destin en découvrant la langue, la culture, le pays des assassins de son père. Il a développé un amour immense pour ce pays et sa culture. Au point que mes livres critiques sur l’Allemagne, notamment sur Grass, m’ont valu quelques accrochages avec lui. Ma mère était également germaniste, elle est devenue par la suite une très grande traductrice. Ce que l’on appelle un milieu…
A. G. – Avez-vous suivi une formation diplômante afin de devenir traducteur ?
O. M. – Non, elles n’existaient pas. J’ai appris sur le tas, après une khâgne au lycée Henri IV où j’ai tout appris, et quelques métiers où j’ai appris à regarder le monde.
A. G. – Vous avez été président de l’ATLF (Association des traducteurs littéraires de France) et avez été en charge de la création de l’École de traduction littéraire. J’imagine que les techniques pour apprendre à « bien traduire » ont drôlement évolué en quelques dizaines années, il suffit d’ouvrir une traduction « au kilomètre » des années 60 pour s’en faire la remarque. Concrètement, techniquement parlant, comment apprend-on à devenir un « bon traducteur » ?
O. M. – Oui, il n’y a plus aucun rapport entre ce qui se pratiquait il y a cinquante ans et ce qu’on fait aujourd’hui. La traduction a un longue passé tissé de coups de cœurs, qui ont permis à des auteurs du monde entier de se lire, de nourrir mutuellement leurs œuvres, mais aussi d’histoires de faussaires – lisez Erri de Luca sur la Bible et ses innombrables détournements –, d’adaptations plus ou moins réussies, de coups de génie littéraires – Poe, Gide, Vialatte – qui se doublaient d’un assez faible respect du texte original, de textes traduits en « bon français », cette langue romanesque plate du début du XXe siècle qui aplatissait les œuvres, l’illustre Berlin Alexanderplatz de Döblin, par exemple, dont on a lu pendant près d’un siècle une traduction passée au rouleau compresseur avant qu’Olivier Lelay ne nous restitue le vrai texte.
Bref : entre les contresens de la très belle traduction de Kafka par Vialatte et la platitude absolue de textes français qui respectaient une certaine littéralité tout en l’emballant dans le style de Guy des Cars, il y avait forcément une troisième voie. Elle s’est ouverte il y a quarante ans avec la professionnalisation des traducteurs et l’application de quelques grands principes : fidélité non seulement au sens du texte, mais aussi à ce qui en fait l’originalité stylistique et littéraire, part de recréation permettant de reproduire en français les effets originaux (non pas à l’identique, mais avec un résultat ou un effet identique, ce qui n’est pas du tout la même chose). Cette progression s’est faite jadis contre une édition restée très conservatrice. Aujourd’hui les éditeurs nous accompagnent dans cette démarche. L’École de Traduction Littéraire en est la dernière illustration en date, sans doute la plus étonnante aussi. Je pense que la quarantaine de traducteurs chevronnés qui accompagnent cette entreprise, et dont la réflexion a largement contribué à la faire naître, ont ouvert et ouvriront encore les portes vers d’autres possibles.
A. G. – C’est souvent ignoré du grand public mais longtemps les traducteurs avaient aussi la charge de couper le texte original, et sans doute de le modifier, afin de le faire correspondre aux demandes très précises (longueur) de la maison d’édition accueillante. Rassurez-moi, ces pratiques ont disparu ?
O. M. – Ah oui ! L’époque « Duhamel » de la Série Noire calibrée à la page près, quel que soit le volume de l’original, relève totalement du passé. La même Série Noire réédite du reste depuis quelques années les « grands » polars de cette époque en version intégrale retraduite. Il faut comprendre que ces maisons qui aplatissaient le style et coupaient le texte étaient à l’époque persuadées, et pas forcément à tort, de répondre à un « besoin » des lecteurs. Les lecteurs ont changé, fort heureusement, et notre travail avec lui. On a enfin compris, quatre décennies après Walter Benjamin, que traduire « pour » un lecteur imaginaire est la meilleure manière de tuer un texte…
A. G. – Le traducteur est de plus en plus mis en avant, son travail reconnu, son nom cité. Les réflexions sur ce métier évoluent. Peut-on extrapoler en parlant même aujourd’hui d’une philosophie du traducteur ? Traducteur-auteur ou traducteur-rapporteur ?
O. M. – Le traducteur est un auteur. Il l’est juridiquement, puisque la traduction lui appartient aussi bien sur le plan patrimonial (et matrimonial, pas de jaloux) que moral. Mais il l’est de plus en plus dans la mesure où la traduction est de plus en plus un acte de création. C’est une re-création, bien sûr, mais une création quand même. L’idée imbécile de « fidélité » à un texte, au sens où l’on collerait à sa littéralité – laquelle n’a justement rien à voir avec une œuvre littéraire –, l’idée tout aussi crétine qu’on devrait écrire une traduction en « bon français » pour satisfaire le lecteur, ces deux idées, donc, sont en voie d’enterrement. Elles ont laissé place à une approche plus globale de la traduction, où la fidélité consiste non pas à traduire des mots, mais une œuvre, c’est-à-dire un ensemble d’éléments qui, ensemble, communiquent des impressions, dans tous les sens du terme. On est arrivé, au moins en littérature, au stade du traducteur créateur, et cela constitue le stade ultime, pour le moment, de la véritable fidélité à l’œuvre et à son auteur.
A. G. – Vous avez été amené à traduire deux textes particulièrement difficiles, émotionnellement parlant, Le journal de Goebbels et Mein Kampf de Hitler. J’imagine que le poids des mots doit trouver tout son sens quand on se retrouve à en manier qui sentent autant le soufre ?
O. M. – Le problème, c’est que ces mots-là sont charriés par un torrent où coulent d’autres mots, des sens qui sont nés avant eux, d’autres après. Ça ne sent pas le soufre, c’est pestilentiel. Artaud sent le soufre, Genet, Sade à la rigueur. Hitler, Goebbels et le reste de la bande, cela sent le moisi et le pourri. Il n’empêche qu’il n’est pas inutile de rouvrir la boîte de temps en temps et d’analyser les remugles – ils ont beaucoup à voir avec les relents actuels. Du point de vue linguistique, il faut simplement avancer sur une ligne assez périlleuse entre la nécessité de rendre ce que ces textes ont de confus et absurde et celle de les rendre tout de même, parce qu’ils ont, ensemble, provoqué le summum de l’abomination. Et qu’ils peuvent encore le faire, chez nous, demain.
A. G. – Par ailleurs, vous avez aussi traduit de la philosophie et de la sociologie, à l’inverse traduire ces pensées vous a-t-il permis de mieux les intégrer ? Doit-on devenir un peu philosophe pour traduire de la philosophie, quel travail de recherche, quelle curiosité, se cachent derrière l’action de traduire ?
O. M. – De la sociologie, très peu, et quand je l’ai fait c’était de la sociologie historique où le jargon ne tenait guère de place : Wolfgang Sofsky, Harald Welzer, par exemple. De la philosophie, oui, beaucoup, et la réponse à votre question ne fait aucun doute : on ne peut pas traduire ce type de textes sans disposer de bases solides en philosophie. Cela vaut aussi pour la psychanalyse, l’histoire, toutes les sciences humaines. Mais sur ces bases, un traducteur tisse toute sa vie durant, au gré de ses rencontres avec des auteurs et des œuvres, un deuxième savoir composite et, d’une certaine manière, empirique. Au bout de vingt ans de travail sur les œuvres de Peter Sloterdijk, une partie de ma bibliothèque est ainsi devenue un reflet de ses lectures et de ses recherches. Une fois ces pistes ouvertes, bien entendu, on aime à les parcourir pour soi-même, quand le temps y suffit. Et il arrive fréquemment qu’elles croisent celles d’autres auteurs. On se constitue un petit univers mental, et c’est plutôt agréable.
A. G. – Ce qui pourrait presque dériver sur une autre question – et ce sans aucunement remettre en doute votre intelligence (!!) – mais peut-on traduire un texte que l’on ne comprend pas ?
O. M. – Non. Une machine peut aligner des mots. Un mauvais traducteur aussi. Mais un vrai traducteur doit comprendre. Il arrive qu’au terme d’une première version, on ait l’impression d’avoir traduit « à l’aveugle ». C’est faux : c’est simplement que dans ces cas-là, on travaille d’abord avec l’intuition, laquelle repose sur des connaissances qui « reviennent » de manière quasi-automatique dans le travail de traduction. Mais ces intuitions, on les remet en cause, on les corrobore ou on les infirme dans les deux, trois, quatre relectures qui suivent. Au bout de ce travail, oui, on comprend, quitte à ce que ce soit pour comprendre qu’il y a des zones d’obscurité dans la pensée d’un philosophe. Celles-là aussi, on les respecte.
A. G. – Vous traduisez aussi des romans, vous est-il arrivé de soumettre des auteurs allemands à des maisons d’édition françaises ? C’est malheureusement une langue un peu malaimée en France, vous sentez-vous une responsabilité, un devoir, un amour pour ces ouvrages que vous avez la chance de découvrir « dans le texte » ?
O. M. – Je traduis beaucoup de romans. Je ne soumets jamais de livres, au sens où j’irais « prospecter » chez les éditeurs allemands pour « rapporter » des livres en France. Mais je conseille de nombreux éditeurs, en faisant des lectures à leur demande ou, parfois, en envoyant un mail pour signaler un texte qui m’est passé sous les yeux et dont je pense qu’il est fait pour eux. Ensuite, bien entendu, défendre ce qu’on a recommandé est à la fois un devoir et une joie. « Tourner » avec un auteur dont on a aimé le texte et dont on a partagé la prose pendant des mois, voire des années, est un immense plaisir. Ce sera le cas prochainement avec Frank Witzel, l’auteur d’un immense roman – dans tous les sens du terme – intitulé Comment un adolescent maniaco-dépressif inventa la Fraction Armée Rouge au cours de l’été 1969, qui paraît chez Grasset. Un livre stupéfiant, construit en kaléidoscope, d’une force et d’une poésie exceptionnelles. Nous allons ensemble présenter le livre à Bordeaux, Paris, Nancy et Strasbourg. Et puis j’essaie, modestement, de contribuer à ce que la littérature allemande perde son image imméritée de littérature « grise ». Il y a une foule d’auteurs germanophones pétillants, inventifs, spirituels, légers, drôles, débordant de couleurs vives et joyeuses.
A. G. – Vous avez par ailleurs été journaliste, mais si je ne me trompe pas, ce qui m’arrive !, jamais romancier. Quand on est habitué à lire, à utiliser les mots comme des outils, informatifs ou de transmission, perd-on l’envie ou gagne-t-on la peur de se les approprier pour écrire une histoire « à soi » ?
O. M. – J’ai publié trois livres, mais uniquement des textes d’actualité et biographiques. Traduire l’œuvre de romanciers n’aide pas à laisser galoper son imagination. Et l’on a toujours l’impression de « refaire » du Suter, du Schlink, du Grass… C’est mon expérience personnelle. D’autres, Claro par exemple, ont bien plus de talent que moi et parviennent à la fois à être grand écrivain et grand traducteur. Je leur tire mon chapeau…
A. G. – Vous avez tout de même été biographe de certains des auteurs que vous avez traduits, derrière les mots que vous avez traduits se cache donc aussi une admiration, une envie d’en apprendre plus sur des hommes ?
O. M. – Grass, auquel j’ai consacré deux livres, est justement un auteur que je n’ai jamais traduit. Et je pense que mon travail sur sa vie a, du coup, été beaucoup plus libre que sur d’autres auteurs.
A. G. – La question difficile qui vient toujours à la fin cher Olivier, mais selon vous, que contiennent les mots ? Que sont-ils ?
O. M. – En soi, strictement rien. Les moteurs de traduction les plus récents, qui tournent avec une intelligence artificielle, en sont la meilleure démonstration : ils sont capables de vous traduire un texte littéraire techniquement impeccable, avec une syntaxe à peu près correcte, sans contresens et avec un nombre assez limité de faux-sens. Et pourtant tout est inepte, parce qu’ils sont encore incapables d’intégrer le contexte : en soi, les mots « tombent à plat ». Mais surtout parce qu’ils ne sont pas en mesure d’intégrer le non-dit, qui constitue souvent plus de la moitié d’un roman, et qu’ils traduisent donc sans aucun relief, comme un Monet sur un papier peint. Les mots sont des véhicules. On les charge de ce qu’on veut, et ils évoluent ensuite sur une route commune pour aboutir à une œuvre dont ils ne sont plus qu’un rouage, entre les mains du grand horloger qu’est l’auteur.
A. G. – Je vous laisse le mot de la fin, dans la langue que vous voudrez.
O. M. – Ah, c’est une petite splendeur que j’ai découverte en cherchant la traduction qui signifiait littéralement « punaise de séant ». La traduction que j’ai trouvée, c’est « maquilleur d’entifles ». Une expression extraordinairement littéraire, rythmée, chantante, dont on devine à l’oreille ce qu’elle peut bien signifier, mais il faut se donner du mal pour en trouver le sens et savourer son adéquation avec la forme (je laisse vos lecteurs chercher le sens). Une belle définition du travail du traducteur…