Ça y est André, toi et moi on a enfin le même âge, je vais pouvoir t’aimer, à la folie. Ça y est Pastrella, cette fois t’es un homme, un qui déconne, un qui assure. Subtil mélange de qui court le sexe, de qui pleure les femmes, des conneries à l’ado, des larmes à la dure. Tout perdre, se perdre, tu ne l’avais pas vu venir, ou peut-être que si, âme chagrine, qui sait, moi en tous les cas, que dalle, rien, nada, en pleine face. J’ai honte, j’avoue, je pensais plutôt à un énième foirage (de ta part, yep, j’assume), ou à un coup de flippe qui t’aurait fait lever le camp, une fois de plus. Et puis non, là c’était pas pareil, t’aurais bien aimé rester, la vie en a décidé autrement, et c’est moche et c’est triste. Il y a ça mais il n’y a pas que ça, y a aussi les éclats – de rire – que tu provoques là où je pensais verser ma larme (exemple concret : la morgue), y a ton élégance et ton talent, se moquer de soi quand tout déraille, s’oublier dans les mots, dans les autres, dans les causes pourtant perdues pour lesquelles tu te bats, jusqu’à la dernière page. Il y a se dire qu’après tout, qu’est-ce qu’on s’en fout, on finira tous dans le même trou, pas un petit, un grand, un mausolée en marbre moucheté. Il y a tes excès, de tous genres, tes abandons, tes errements, tes bêtises, les grosses et les petites, tes fuites, tes débandades et tes bandaisons – qui te la font risquer, la pendaison. En fait, il n’y a rien, t’as raison, rien d’important, rien de plus qu’un mec qui perd pied, patauge, se rattrape à tout ce qui se passe et qui à la force de la main (celle qui tient le crayon) s’en sortira, de ça je ne doute pas, tant d’énergie, qui traverse le papier, en plein cœur, pschitt.
Le temps d’enfiler un jean, de vider la cafetière et je me suis mis au travail. L’écran s’est allumé et j’ai plongé dedans : l’histoire d’un vieux qui cherchait le meilleur moyen d’en finir. Chaque jour, il trouvait une méthode pour se tuer et les possibilités augmentaient. Il notait ses idées dans un cahier à spirale, des pages décrivant minutieusement comment il s’y prendrait. Les semaines passaient et il se disait que jamais il n’y arriverait. J’ai craqué avant lui. Ctrl + Sauvegarde. Le tabac était juste au coin de la rue. Il vendait aussi des packs de bière, j’ai regardé ailleurs en sortant ma monnaie. C’était duraille d’écrire sans carburant, mais le moment était venu de me tenir à carreau avec l’alcool. À cause de lui, j’avais trop souvent pointé au chômage. Des petits boulots, j’en avais toute une liste à mon actif. Besoin de souffler, de souscrire à une assurance ménage incluant le bris de glace et le vol simple. J’avais lu quelque part qu’à partir de vingt ans, nos cellules entament leur dégénérescence. Autant dire que pendant ces quinze jours de vacances, je mettrais la gomme. Dans l’ascenseur j’ai pensé que, pour l’histoire du vieux suicidaire, Mode d’emploi ferait un bon titre.
Ah l’ami Joe, on ne va pas revenir sur le tout feu tout flamme de notre première rencontre. La cendre, sous le tapis, la poussière, avec elle. Fante ? Connais pas, connais plus. Incardona ? Ah oui, là je vois. Ton bouquin, celui-ci, m’en suis pris plein les mirettes, tu t’es fait plaisir en plus, 300 pages dépassées, combien ratiboisées pour déboucher sur l’os ? Ton secret, créateur, que je ne cherche même pas sous les traits de ta créature. André Pastrella c’est l’homme incarné, que la vie n’a pas épargné, qui déraille complètement quand il perd sa moitié. Quand on ne sent plus rien, quand on se sent moitié mort, pourquoi s’épargner. Et il ne se loupe pas le André, en petits bouts découpés, d’abord le job, et puis le fric, et puis l’appart, et puis l’alcool, et puis les filles, et puis, et puis un jour rien ne s’oublie mais tout se tasse, les flux rejaillissent quand les larmes se tarissent. Je ne vais pas entrer dans le détail, pas envie de dévoiler, et surtout… voix voilée, bah ouais, parce que l’émotion quand même, ouais. Y a pas longtemps, je parlais littérature, je parlais personnages, je parlais surtout de rencontres, de ces bouquins dont tu sors en ayant l’impression d’avoir croisé la route de quelqu’un, comment expliquer comment il faut faire, il y a ou il n’y a pas, et la rencontre de l’un bien sûr ne sera pas celle de l’autre, mais là Joe, l’ami André, limite ça me touche encore plus qu’une rencontre, parce que même si je sais qu’il est un peu toi, il est surtout lui, et que lui il est dans ce monde où je ne peux pas le rejoindre, où sa vie est bouclée, et tu vois, là c’est vraiment, vraiment stupéfiant, mais je suis en manque, j’en veux plus, ce n’est pas de l’amour, pas celui-là, c’est l’autre, le fraternel. Fraternité avec ceux qui trébuchent, ce n’est pas le mauvais pas qui fait le mauvais bougre, fraternité avec ceux qui s’accrochent, et qui se combustionnent, et qui se brûlent. Je vais éviter la facile, bien que le sexe, aussi, fasse partie de tes livres et de nos vies, mais ta Banana spleen elle passe toute seule, et ta mélancolie, elle est belle à en pleurer.
Elle est descendue du lit, a actionné la manette. La toupie a vrillé dans un bruit de métal creux. Des lumières ont clignoté sur les côtés, une musiquette s’est superposée au bruit de la mécanique qui grinçait, le refrain de La Vie en rose. On a observé la toupie valser jusqu’au coin de la pièce avant qu’elle ne se penche et ne finisse par rouler sur elle-même. Gina était à genoux sur le lit. Les images de l’écran illuminaient la partie haute de son visage. Elle m’a regardé dans les yeux, ses pupilles comme une boîte à malice. Elle s’est approchée, m’a serré dans ses bras, je crois que c’était son tour de compassion, de tendresse à elle. Quelque chose a mouillé mon cou et si c’étaient des larmes, alors tant mieux. J’ai enfoui mon nez dans ses cheveux. Dehors, des types étaient obligés de dormir sous des cartons, des types qui risquaient leur peau rien qu’en fermant les yeux. Moi, j’étais au dodo avec Gina, ses boucles rousses tourbillonnaient comme des vipères agacées. J’avais son amour, son corps, un travail, un foyer, tout ce dont un homme a besoin pour traverser les jours. Elle a grimpé sur moi, ses seins épanouis me disaient que, parfois, la vie était plus rose de ce qu’on imaginait. Je les ai pris dans ma bouche. J’avais écrit une bonne nouvelle, on avait bu de l’excellent vin qui nous avait chauffés à blanc. Beaucoup de hasards s’étaient donné rendez-vous pour que cette nuit ressemble à du bon temps qui roule. Elle s’est emboîtée sur moi comme si tout était facile. Gina ondulait en godant, sans baisser les yeux au plaisir.
Adieu, mon amour.
Pour recentrer, et pour faire le job, au lieu de m’égarer, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Droit au but. André Pastrella est l’alter ego de Joseph Incardona, que vous retrouverez dans Le Cul entre deux chaises (la vingtaine), Permis C (devenu Une Saison en enfance par la magie du passage de frontière) (la dizaine) et désormais dans Banana Spleen (trop vieux pour qu’on précise son âge). C’est le looser magnifique, le mythe de celui qui a l’âme d’un artiste mais la vie d’un… bah notre vie quoi, avec peut-être un peu plus de malchance, un peu plus de chagrin. Un qui boit des bières et qui porte un cuir, qui ne peut s’empêcher de mater les filles et qui a un peu de mal à trouver sa place dans « le monde du travail » (cette expression vaut son pesant d’or, quand on y pense). Un sensitif, un ultra-sensible, un « inadapté » (et là d’argent), mais qui fait de la boxe et qui aime lire (et écrire). Un qui rate beaucoup, essaye souvent choisit mal parfois, mais toujours s’en sort, avec panache, et les poches vides. Et comme on n’est quand même pas là pour pleurer (pas que) (sur cette terre, j’entends), ni pour se lorgner le nombril trop profond, c’est aussi un petit mec qui en a dans le ciboulot, l’œil acerbe et la langue pointue, à son encontre, aussi. Ainsi, trio de tête, trio de cœur, Fante, Kerouac, Incardona.
Éditions BSN Press – ISBN 9782940516827