Il y a peu, au cours d’une discussion, nous évoquions le fameux genre littéraire revenu en force ces dernières années, celui du post-apocalyptique. Les visions de supermarchés dévastés, d’autoroutes encombrées, de villes abandonnées que l’on retrouve dans Le Fléau de Stephen King ou dans La Route de Cormac McCarthy. Les moyens de communication coupés. L’environnement que l’on croyait à tort maitrisé et qui d’un coup devient hostile pour l’homme. Mon premier choc en commençant Le Dernier homme de Fukushima, l’enquête d’Antonio Pagnotta parue en 2013 aux éditions Don Quichotte, est la superposition de ces images : la catastrophe n’est pas à venir, tout cela existe, tout cela a eu lieu, et ce n’est déjà pas la première fois. Visitez à la suite du journaliste les étables pleines de vaches mortes, les temples effondrés, les maisons déplacées, les routes colmatées, suivez à sa suite le nuage, l’eau, le poison qui se répand tellement loin, qui empoisonne et que nous ne savons pas purger, particules invisibles que nous ne pouvons voir, et vous comprendrez. Sentiment très basique de terreur pure. Le photoreporter nous raconte ses rencontres avec Naoto Matsumura qui, après avoir pourtant évacué les lieux peu après le terrible tremblement de terre qui a provoqué le tsunami et l’explosion de la centrale, est revenu sur ses terres natales – car où aller ? – et qui a décidé d’y rester pour s’occuper des animaux abandonnés sur place. Il serait dommageable et réducteur de faire de cet homme un naïf, un Noé échoué, car si l’amour des animaux est bien ce qui le guide et le fait agir, sa réflexion n’est pas si simpliste. En accord avec les traditions ancestrales, dont le shinto, il est aussi en rupture totale avec un certain ordre établi au Japon : il n’hésite donc pas à faire part de sa colère, envers Tepco – le géant de l’industrie nucléaire, envers le gouvernement et envers ces hommes qui ont perdu leur humanité pour se dévouer au dieu argent, il n’hésite pas non plus à chercher des solutions, en entrant en contact avec des spécialistes (des voyages dans l’espace, mais oui, la problématique est la même), des politiques, des médias étrangers, car son objectif est clair : revoir vivre sa ville.
Tomioka, le bourg que Matsumura a toujours habité, est pris en étau entre deux centrales nucléaires, Daii Ichi et Daii Ni, respectivement nommées « le grand un » et « le grand deux ». Avant le 12 mars 2011, c’était une petite ville paisible de la côte est où vivaient seize mille habitants. Depuis la fusion des trois cœurs du réacteur de Daii Ichi, la compagnie Tepco est devenue synonyme d’abjection et de destruction. Cependant, dans cette période très sensible de l’après-tsunami et des accidents nucléaires, que certains ont appelée le tsunami nucléaire, l’élite japonaise des ministères et celles de la finance et de l’industrie avait besoin du soutien populaire. Journaux et médias étaient priés d’impulser une opinion favorable, au mieux d’ignorer les faits, au nom de l’unité nationale : Tepco est le nerf de la guerre de l’industrie japonaise – sans électricité bon marché, les usines ne peuvent pas tourner. Si Tepco n’est pas le nouvel empereur de la nation, il en est le shogun – le chef qui exerce le véritable pouvoir. Dans cette volonté de consensus à tout prix, et dans un pays où est la pensée est formatée de haut en bas, Matsumura conservait sa liberté de réflexion et d’expression. Pas de doute, l’homme avait l’étoffe pour devenir un porte-parole dans ce Japon meurtri au cœur par les désastres en série, peut-être celle d’un chef.
Tout autant, il serait réducteur de ne voir en Antonio Pagnotta qu’un journaliste fleurant le bon coup en partant faire le portrait d’un original. Apparemment grand amoureux d’un pays qui nous fascine autant qu’il nous est incompréhensible, il n’hésite pas lui-même à risquer l’amende, la prison et tout simplement sa santé, pour parcourir inlassablement les territoires interdits. Grâce à la technique de l’entonnoir, et certainement avec une véritable affinité pour son héros, Naoto Matsumura est pour lui la porte d’entrée qui lui permet de nous faire découvrir les coulisses d’un drame humain et sociétal. Au-delà de cette énergie mortifère qu’est le nucléaire, au-delà des dommages causés par une catastrophe, l’attitude dédaigneuse et déshumanisée d’une entreprise et d’un gouvernement n’est pas occultée. Rien n’est tu, de la désinformation active, des erreurs commises, du sort des réfugiés qui un an après la catastrophe n’avaient toujours pas été relogés et qui devaient se battre pour obtenir la moindre indemnisation. La mentalité japonaise, si particulière, si éloignée de la nôtre, est parfaitement expliquée et remise dans un contexte historique des plus passionnants. La gestion de cette crise, sanitaire, humaine – qui pourtant était prévisible – n’avait ainsi jamais été préparée, pourquoi ? Enfin, c’est important, le style est clair et précis, fluide et objectif, comportant pourtant cette subjectivité que j’aime tant grâce à laquelle il n’hésite pas à se mettre lui-même en scène.
Ce samedi 7 mai 2011 resterait gravé dans ma mémoire. Pendant trois heures, j’avais erré dans ce village, convaincu que, quelque part, il devait rester un être vivant. Dans ce pays où l’espace est rare, où le temps manque toujours, il existait un lieu, en l’apparence intact, où le silence et l’absence régnaient. Du cimetière à l’école, du supermarché au pavillon de thé, de la gare aux carrefours, j’avais quadrillé les quartiers sans plus me soucier de la police. Il n’y avait personne. Au cœur de la zone interdite, j’étais l’unique être vivant. Cette sensation de solitude m’avait paru aussi violente qu’une injection d’acide dans les veines. Être seul peut-il être pire que la mort ? Un instant seulement, j’avais cru entendre au loin l’aboiement isolé d’un chien. L’instant suivant, je craignais que mon imagination, pour m’offrir une consolation, n’eût créé pour moi un compagnon de misère. Ce fut l’un des pires souvenirs que j’avais rapporté de la zone rouge.
Ce n’est absolument pas une lecture de science-fiction mais bien le choc de la réalité. L’idée est multiple et l’intérêt de cette lecture tout autant : rendre hommage à un homme debout, faire le bilan d’une énergie que nous croyons à tort maîtriser et qui finira tout bonnement par nous exploser à la gueule, réfléchir au lien entre la structure d’une société et le destin individuel des hommes qui la composent, réfléchir à l’information, à la désinformation, à la manipulation des masses, compatir, souffrir avec et pour ces humains et ces animaux dont aujourd’hui le sort nous reste en partie inconnu, ne pas oublier les risques encourus par un seul homme et la valeur d’un combat individuel qui fédère autour de lui des bonnes volontés et des gens compétents. Il n’y pas aujourd’hui de solutions apportées pour restaurer un territoire que nous avons par nos errements dénaturé, détruit, rendu insalubre. Cinq ans après la publication de ce reportage, Naoto Matsumura semble toujours en vie. Pour le reste, je ne me leurre pas, rien n’a changé. Mais nous n’oublions pas.
Éditions Don Quichotte – ISBN 9782359491296