Celle qui s’enfuyait – Philippe Lafitte

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Une seule certitude : tout se paye. Un seul constat : la vengeance a parfois des airs d’innocence. Celle qui s’enfuyait n’est pas le thriller que se complait à annoncer la quatrième, c’est une course lente – le chasseur libéré de son joug prend le temps de mesurer sa liberté et d’évaluer celle de sa proie – une valse entre deux personnages qui s’ignorent ou croient se connaître, qui se croiseront et se percuteront, peut-être, car – c’est aussi un état de fait – chaque acte a des conséquences et ricoche bien plus loin que l’on aurait pu l’imaginer. 22 octobre 1975. Matin anodin. Matin où tout bascule. Point d’orgue pour une poignée d’activistes qui perpétuent les luttes violentes engagées bien auparavant, le grain a pris le temps de germer, la mauvaise graine n’a pas tardé à se dévoiler. Dans ce combat pour le droit des Afro-américains, Phyllis Marie Mervil a son rôle à jouer, double jeu, celui aussi de bien moins grande envergure, bien moins ambitieux mais clairement plus classique, celui de la femme trahie. Elle pensait changer les choses, erreur, c’est pour elle que tout va changer. 22 octobre 1975. Matin de sa fuite. À ses trousses, qui imagine-t-elle, quarante ans après, dans ce causse où elle croit voir loin, l’horizon comme seule limite, comme protection. Erreur, encore. La menace se rapproche, la mémoire est tenace.

Elle avait franchi les premiers taillis quand eut lieu la déflagration. Une grêle assourdissante trouait les feuilles au-dessus de sa tête, elle ne bougea plus, stoppée dans son élan, courbée et immobile, une bête aux aguets. Elle attendit que le sifflement dans ses tympans s’évanouisse avant de tourner la tête, lentement, essayant de distinguer une forme mouvant à travers le rideau des feuillages. Peut-être un chasseur négligent – c’était la fin de l’été, la chasse était ouverte depuis quelques jours – puis elle se dit qu’aucun chasseur digne de ce nom ne tirerait sans visibilité à travers des fourrés. Ou alors un braconnier – les sangliers pullulaient dans la région et fournissaient une viande abondante. Elle avança avec précaution, cassée en deux, thorax comprimé, des odeurs de poudre et de sueur s’infiltraient dans ses narines. Elle progressa lentement vers une zone plus dégagée, là où le soleil éclairait en partie le sous-bois. Le silence écrasait tout. Elle ne comprenait pas. Elle continua malgré la peur qui montait, tendue à l’extrême, guettant le moindre craquement, le plus petit indice sonore. Douze. Elle appela doucement, comme un soupir. « Douze ». Une série de murmures, chaque fois un peu plus fort.

Course lente qui mérite le temps que l’on veut bien lui accorder, car on ne peut nier les questions soulevées. Qui fuit Phyllis à part elle-même, ce qu’elle a été et ce qu’elle a engendré, ce funeste matin du 22 octobre 1975. Réfugiée volontaire dans un monde de papier (ah que j’aime cette écriture qui rime avec consolation tout autant que la lecture avec réconfort), elle est devenue l’écrivain, l’écrivain double qui se cache derrière ses pseudonymes, drôle et étonnante engeance – à notre époque – que cette auteure qui préfère le couvert de l’anonymat, mais tant que le succès, lui, est bien concret, son éditeur s’en accommode. Passons. Un monde de papier, fragile comme un château de cartes, un monde qui ne laisse pas place à une vie en trois dimensions, pour assurer la liberté il faut limiter les attaches. Le prix à payer. Vie solitaire et isolée, un chien au nom fluctuant comme seul compagnon, une station-service qui plante le décor d’une nostalgie, on imagine la route fantasmée, comme seul loisir. Et les journées minutées, chronométrées, surplus de vie qui n’y ressemble pas vraiment. Mais seule, l’est-elle ? Centrée sur elle-même, ne négligerait-elle pas les personnages secondaires ? Est-ce de même par négligence, ou par lassitude, que Phyllis ne prend pas en compte les avertissements ? On pensait qu’elle reprendrait la route au premier coup de semonce, mais non, elle choisit de rester dans son désert. Le prochain départ sera intérieur et les (nombreux) flash-back inévitables.

Fidèle à elle-même, Phyllis minimisait tout ce qui pouvait donner lieu à des déductions inopportunes sur sa vie privée, vieille habitude qui finissait par peser mais qu’elle entretenait sciemment, persuadée qu’elle n’avait pas le choix. Sa survie en dépendait, mot qui prenait une tournure de plus en plus abstraite à mesure que les années passaient, tout comme s’évanouissaient peu à peu les formes, les couleurs, les visages d’un monde qu’elle avait quitté depuis si longtemps. Parfois, à la belle saison, elle laissait Douze sur place et filait vers la station-service, distante d’une quinzaine de kilomètres. Le soir couchant, l’enseigne au néon, les réverbères au sodium qui éblouissaient le parking, le manège des poids lourds et les phares filant sur l’autoroute, tout ce décor familier enveloppait Phyllis dans une bulle provisoire et inoffensive, sorte de reliquat d’Amérique neutralisée, protégée de toute intrusion extérieure par ce pays d’adoption qui ne lui demandait rien et dont elle s’était persuadée, au fil des années, qu’il lui avait donné beaucoup. Tout du moins un état de survie acceptable.

Celle qui s’enfuyait est un roman doux, un roman triste, un roman sombre. Mêler littérature blanche et littérature noire est le crédo non déguisé, affiché entre les lignes, et ma foi pourquoi pas, la vie, même fictive, n’a parfois rien d’un conte de fées. Une lecture facile et rapide qui pourtant mérite des temps de pause car l’épaisseur des deux principaux personnages nécessite qu’on les décortique, qu’on les dépiaute. Quand l’un est victime de l’attente démesurée, d’une envie de vengeance à laquelle il ne comprend rien, qu’il subit très clairement depuis trop longtemps, l’autre est coupable, sans doute, de sa fuite en avant, de son refus de regarder la réalité en face en s’absorbant dans une fiction qui n’a de la réalité que les apparences d’une violence bien réelle. Ainsi, tous victimes ou tous coupables, rien n’est jamais aussi définitif, nous avons tous nos responsabilités, nos erreurs, nos trahisons, dont nous sommes tous victimes et tous coupables. Un roman en deux teintes, lourd de sens et léger de forme.

Éditions Grasset – ISBN 9782246815563