Le Petit terroriste – Omar Youssef Souleimane

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Si Dieu sait, moi je ne sais pas. La politique, la religion, j’avoue mon inculture, mon manque d’intérêt. Si intérêt il y a, c’est celui pour un homme, Omar Youssef Souleimane, lire la petite histoire et ne pas refaire la grande, voyager à ses côtés, puisque Le Petit terroriste est un livre de voyages, nous y reviendrons. Le suivre donc en ne comprenant pas toujours, en ressentant les frissons et la peur, le passage, l’exfiltration, mais cela est la fin et donc le début de l’histoire. La période qui ici nous intéresse vient après dans le livre, avant dans la vie, la vie d’un adolescent Syrien ayant vécu, ayant suivi ses parents jusqu’en Arabie saoudite où ils exerçaient tous deux leur profession de dentiste. Le racisme et la violence, omniprésents, le poids non pas des convenances, que celui-ci nous paraît léger après lecture de ce récit, mais des impératifs, des punitions, des versets écrits par les dieux, réécrits par les hommes. Quand Omar Youssef Souleimane dit que son parcours ne ressemble en rien à ceux des trentenaires qu’ils croisent dans les rues de Paris, comment ne pas le croire, ce qu’il raconte est totalement inimaginable, à peine tangible.

Rue de Paradis, je marche, perdu. Je répète inlassablement à voix basse « rue de Paradis, rue de Paradis » pour me souvenir de mon adresse. Tout près, il y a un passage, le passage Brady. Je l’arpente des heures durant. Il me tient lieu de souk Al-Hamidiyah à Damas. Les parfums des épices indiennes, le bruit particulier qui y règne, le décor chargé me donnent le sentiment d’être là-bas. Dès que j’en sors, je me sens aussi perdu dans le labyrinthe des rues que dans certains quartiers de la vieille Damas, où les ruelles mènent à d’autres ruelles et où le promeneur s’égare avec l’impression de ne jamais pouvoir retrouver son chemin. Ce chemin de Damas, j’ai senti qu’il fallait que je l’emprunte, à la façon d’un Paul de Tarse. Que je marche à l’aveugle, à l’infini, avant de trouver ma voie.

Au-delà de l’émotion et de la peine, il y a l’universalité, les questionnements d’un adolescent qui remet en question ce qui lui est inculqué, ce que ses parents – son père surtout – affirme, classique rébellion d’un jeune homme qui apprend à penser par lui-même, qui use du peu de fenêtres qu’il a pour se nourrir d’autre chose, la poésie d’Eluard, le premier pas, Liberté, il y en aura d’autres. La colère brute laisse place à la réflexion plus aboutie, au dialogue nécessaire avec d’autres, ceux d’ailleurs, dont cette conversation très riche qui vient nourrir les dernières pages, qui montre encore les limites mais laisse aussi présager qu’un adolescent, quel qu’il soit, aussi têtu et provoquant soit-il, deviendra un jour un homme. Et puis les yeux qui trainent, les mains qui aimeraient se balader, universalité encore du désir en germe dans le corps d’un enfant qui monte en graine. Croyants ou incroyants, quelles que soient nos familles, nous avons je le crois tous tremblés par peur de cet enfer, la menace suprême qui dans tous les contextes occupe sa place, qui souille souvent le désir quand il apparait. Nous n’oublions pas nos points communs, mais il y a un âge où l’on se croit unique, différent, et forcément pire. Tendresse. Les proportions bien sûr ne sont pas les mêmes, dans le monde d’Omar tout est décuplé, surdimensionné, et si parfois le sentiment qu’il passe sous silence, peut-être pour nous protéger, le joug, la peur, la haine, l’absurdité, à chaque page se font sentir. Comme dit plus haut, je refuse une lecture politique, je tiens à ma naïveté, je ne cherche pas non plus le sensationnalisme, encore moins le parti pris, en tout cela je suis respectée. Omar, poète, journaliste, trouve en douceur les mots justes, ses mots.

Ces livres étaient interdits en Arabie saoudite, mais ma tante me les avait envoyés de Syrie par DHL, les colis n’étant pas ouverts pat la sécurité. Mon père m’avait encouragé à lire ces œuvres, tout en me prévenant que certains de ces textes étaient contraires à notre croyance et que je devais faire attention. Je regardais aussi le film Opération Dragon avec Bruce Lee. Lors de la dernière scène, le héros entre dans une pièce aux murs couverts de miroirs qu’il brise pour que son ennemi le perde de vue au milieu de ses reflets. Lorsque je me retrouvais seul, je m’imaginais souvent être Bruce Lee, avec, face à moi, un des élèves saoudiens qui me harcelaient. Je le frappais alors à l’entrejambe d’un coup de pied, comme le célèbre karatéka dans le film. Un jour, j’ai affirmé à Sayid que j’étais capable de casser le miroir accroché dans la cuisine. Je l’ai frappé du tranchant de la main et le sang a coulé, couvrant ma paume. J’ai couru laver ma main, mais je n’ai pas réussi à arrêter le saignement. J’ai appelé le dispensaire et mon père est arrivé quelques instants après. Il m’a immédiatement amené dans son cabinet et a refermé la blessure avec quatre agrafes. Il ne m’a pas cru quand je lui ai expliqué que j’étais sur le miroir alors que je jouais. Quant à Sayid, il a gardé le secret. Ma mère a remis en place le plus grand morceau du miroir. Ma main est restée paralysée un mois. J’allais conserver à vie cette cicatrice, mais j’étais heureux, car j’avais pu exprimer ma colère.

Voyage donc, triple. Déplacements du corps d’un pays à un autre, déplacement circulaire qui l’amènera à une prise de conscience d’abord subtile puis qui prendra sens, ne plus tourner en rond, affronter ses démons, choisir heureusement de ne pas partir dans un autre grand voyage qui lui aurait couté la vie. Voyage de l’ultra croyance imposée, nécessité, vers l’athéisme, le vide qui permettra à l’esprit de se remplir, de se construire autrement. Voyage dans le temps, avec des temps d’impact, le 11 septembre vécu en Arabie Saoudite, les attentats contre Charlie vécus à Paris, et le glissement, les égarements de ceux qui l’entourent, similitude de la haine dans les deux cas, sur laquelle Omar reste pudique, doux toujours, poète et philosophe. Et enfin voyage dans la langue, même si nous n’en avons pas conscience, puisque ce livre a d’abord été écrit en arabe et réécrit en français, par l’auteur, à la demande de son éditrice, français qu’il maitrisait pourtant mal et pourtant, vous verrez, la force des images et la beauté de la langue impressionnent, écriture à l’économie, en tableaux, la poésie n’est jamais loin du poète, elle est en lui. Au-delà du témoignage, du récit, il y a la rencontre avec un homme dont le nom, et l’intelligence, n’ont pas fini de faire leur chemin, vers la reconnaissance, et ça, je le sais.

Éditions Flammarion – ISBN 9782081412422