Le Beau monde – Laure Mi Hyun Croset

Le beau monde - Laure Mi Hyun Croset

Brisés les vœux sacrés, en mille morceaux l’image de la mariée. Louise, l’enfuie, l’absente, celle qui a ôté la robe pour remettre son jean, partie valise à la main alors qu’elle aurait dû la donner à son fiancé (la main). Mystère, étonnement, joie ! Dans le grand monde ça dérape, nous voilà dans de beaux draps. Louise, en creux, celle dont va être refait le portrait, en long, en large et en travers, le temps de s’enfiler le buffet, et le repas, et les desserts, et les digeos, ça serait quand même dommage de gâcher, de se priver et de ne pas se répandre. On se répand et on s’étend, puisque le présent est brutal, inexplicable, autant remonter à la source, et chacun y va de sa version, de son souvenir, de sa rancune, de sa déception. Le moins que l’on puisse dire c’est que Louise a fait tourner les têtes, têtes amies et têtes aimantes, aucun ne reste indifférent, chacun son truc à dire. Il y a le tournis de se dire que chaque rencontre compte, qu’on ne sort pas indemne des relations humaines, que l’on marque, que l’on manque, la joliesse (et bassesse) du portrait chinois fait par d’autres, l’intrigue de l’absente qu’on imaginera sans la voir, et aussi, bien sûr, la violence des réactions de groupe, le ridicule du vernis qui craque, Le Beau monde qui se fissure.

De petits groupes commencèrent à se former, et la rumeur que l’on tenait tant à étouffer se répandit comme une traînée de poudre. Les invités tendirent l’oreille dans une parfaite communion. Le moment était unique : cinq cents convives, issus pour la majeure partie d’anciennes familles de la noblesse et de la haute bourgeoisie lyonnaises, assistaient à la débâcle de l’une des plus puissantes d’entre elles. Les différends qui les avaient autrefois divisés semblaient désormais réglés. Enfin, il se réjouissaient ensemble d’un événement ! Par une sorte de solidarité de classe, ils auraient pu s’en attrister, mais le soulagement de savoir que ce n’était pas à soi que cela arrivait dominait tous les autres sentiments. C’était affreux – nul n’était à l’abri d’une telle calamité – et, en même temps, il y avait de quoi se tordre de rire !

Malgré l’avalanche de points d’exclamation, voilà qui n’est pas un roman drôle, pas une recherche du bon mot ou de la formule percutante, même si les formes sont incontestablement de mise. Peinture féroce plutôt, grinçante parfois, Laure Mi Hyun Croset a la forme et se lâche, elle-aussi, à décrire un monde qui se tient droit jusqu’au ridicule, use de faux-semblants, mais qui n’attend qu’un imprévu, un verre de trop, pour valser sans honte et sans vergogne. Ça valse et ça balance, et entre les lignes, en creux aussi, le vertige, l’auteure que l’on distingue, surtout quand on la connaît bien, et qui ne s’épargne pas, mise en perspective qui rajoute une dimension, qui de la blonde Louise ou de la brune Laure est l’écrivain, est l’auteure d’une biographie d’un jeune drogué, s’adonne aux clichés ou aux polaroids, est toquée, perfectionniste, élégante, ambitieuse, issue d’un milieu modeste dont elle a voulu s’extraire, sérieuse, discrète, réservée, curieuse, cultivée ? Mise à distance, jeu de scène, ne cherchez pas plus que je ne m’amuse à le faire, Laure Mi Hyun Croset est une talentueuse qui a toujours un coup d’avance.

On essaya alors de comprendre le geste de Louise. Pourquoi avait-elle commis pareil suicide social ? Quelle mouche l’avait piquée pour la pousser à saccager un an de préparatifs de noces parfaites, d’un goût exquis, aucunement tape-à-l’œil ? Tout le gratin était là, et il ne s’agissait pas d’une jet-set nouvellement adoubée dans le monde du fric et des affaires. Parmi les Français, il y avait surtout des aristocrates, dont beaucoup étaient désargentés mais arboraient dignement au quotidien leur Barbour ou leur veste en loden rapiécée aux coudes. Certains avaient même été contraints de se rabattre dans une aile du vaste château familial, l’autre prenant l’eau, faute de moyens pour la rénover selon les normes de restauration des monuments historiques. Nombre de ces familles s’étaient d’ailleurs résolues, faisant fi de leurs scrupules et du devoir de tenir son rang, à louer leur demeure le temps d’une fête ou pire à la transformer en bed and breakfast haut de gamme pour des touristes égarés sur leurs terres ou en quête de romanesque.

Même si je ne l’attendais pas sur ce terrain, et qu’elle sait encore m’étonner, je me laisse volontiers entrainer dans une sarabande endiablée, pleine d’esprit, et de mauvais esprit, élégance de surface qui se raccroche au style puisque, chez ces gens-là, on pratique l’art de la langue de bois à défaut du coup de cœur. Cela étant dit, ce monde qui n’est pas le mien, mérite sa visite, non de courtoisie mais de curiosité, visite qui fait prendre le parti de l’enfuie qu’on ne peut qu’admirer d’avoir sauvé sa tête avant qu’il ne soit trop tard. Coquins friqués ou coquets désargentés, drôle d’univers qu’un univers de toc, et tac, où l’amertume, la frustration se disputent à l’arrogance, à la prétention. Parfois la voix qui s’éraille, qui déraille, creusez, tout au fond, si, si, il y en a un, souffrance et dégriserie. Fresque grisante Le Beau monde est polyphonique et si l’alcool aidant les discours s’emmêlent, le lecteur n’a pas de mal à suivre le fil de cet univers frelaté décrit sans fioritures par la plume acérée de Laure Mi Hyun Croset.

Intrigué, il avait vu Louise troquer, au fil du temps, ses minijupes et tee-shirts bariolés contre de longues jupes noires et des corsages stricts à col Claudine. Il avait remarqué que les cheveux de sauvageonne à la Emmanuelle Béart dans Manon des sources de cette fille à la beauté assez ordinaire, loin des voluptueuses odalisques d’Ingres, s’étaient disciplinés en un chignon gracieux. L’adolescente accoutrée pour aller s’amuser dans une boite de nuit de province s’était muée en une femme pudique qui, même si les tenues qu’elle avait adoptées évoquaient désormais un peu les mormons, avait trouvé ce qui seyait le mieux à sa silhouette fine et à sa blondeur préraphaélite. Séduit par cette transformation, il s’était dit que l’esprit pourrait peut-être suivre le corps et avait trouvé distrayant de lui faire un peu la cour dans l’espoir de gagner cette étudiante persévérante à la cause de la vraie culture, dont il était un des fervents défenseurs.

Éditions Albin Michel – ISBN 9782226400239