Le Poids de la neige – Christian Guay-Poliquin

Le poids de la neige Christian Guay-Poliquin

Il est dit que les livres de La Peuplade ont un truc en plus, un truc qui me donne sourire et me rend confiance. Repris par les éditions de l’Observatoire, que je découvre au passage, Le Poids de la neige a son souffle bien à lui, un peu d’air frais, glaçant parfois, glacé souvent, qui emporte et qui lave. Territoire lumineux où plus rien ne s’éclaire, black-out total, le fantasme de la grande panne. Cloitrés à deux, reculés du village, exilés involontaires, pas les bienvenus et pourtant l’un qui revient quand l’autre n’aimerait que repartir, deux hommes qui ne se sont pas choisis, le plus jeune, le plus faible, les deux jambes brisées, le plus vieux, l’homme aux cheveux blancs qui refuse de porter le noir d’un veuvage qui paraît pourtant évident. Quand le premier reste muet, le second lit, quand le premier ne peut pas le quitter, le second le nourrit. Deux hommes que rien ne rassemble, mais la même envie d’être loin, d’être ailleurs, ils se ressemblent. Deux vies et deux morts en filigrane, le fils du mécano, et son père mort, Matthias et sa femme… morte ? L’un qui se tait, l’autre qu’on n’écoute pas.

Vous savez, le vieil homme qui est arrivé ici au début de l’été. Il avait des ennuis avec sa voiture, il cherchait un mécanicien. Puis il y a eu la panne et il n’a jamais pu repartir. Il s’est installé dans la maison en haut de la côte. On le voit de temps en temps, quand il descend au village. Vous savez, quand on l’interroge, il répète sans cesse qu’il doit retourner en ville, que sa voisine viendra le chercher d’un jour à l’autre. Pourtant elle n’est jamais venue. Au fond, personne ne croit vraiment ce qu’il raconte, mais tout le monde sait qu’il accepte volontiers les rations qu’on lui donne. Je l’ai croisé, l’autre jour, près de l’église. Nous avons discuté un peu. Il est âgé, c’est sûr. Mais il a l’air en forme, vous savez. Et beaucoup plus lucide qu’on veut bien le croire.

Lui ? s’est étonné le pharmacien. Il a tenté de voler une camionnette il y a quelques temps. Je l’ai surpris alors qu’il forçait la portière. Il n’a fait semblant de rien, comme toujours. C’est un vieux retors. Mais pourquoi pas ? On pourrait lui confier notre blessé.

Du contexte, rien. Village isolé, loin dans les bois, encore plus loin maintenant que la neige a tout étouffé, tout feutré, tout éloigné. Retour aux sources, il faut chasser, il faut brûler, interrupteurs vains, retour aux temps immémoriaux, retour à l’instinct, animal. Du village, encore, longtemps, des échos. Certains qui montent, pour apporter les vivres, donner des nouvelles, soigner, mais en bas comme en haut, l’hiver est bien long, bien trop long, rester et mourir, fuir et mourir, chacun fera ses choix, de passion ou de raison. La cohabitation même pour ceux d’en bas, même pour ceux restés entre eux, délicate, trop longue, trop subie. Les deux hommes quant à eux s’apprivoisent, s’habituent à cette vie qui n’est plus la leur, ni à l’un ni à l’autre, une relation se tisse, qui ne porte pas de nom, ce n’est pas un homme vieux et un homme jeune, ce n’est pas une vigueur et un convalescent, ce n’est pas un père et un fils, ce sont deux hommes qui ne sont pas, qui font, car pour survivre il faut faire. Réapprendre à marcher, réapprendre à pêcher, réapprendre à se chauffer, et attendre, attendre, encore attendre, en nourrissant au plus profond des rêves de rires, des rêves de baisers, des rêves bien trop fragiles pour qu’on puisse y croire vraiment.

Depuis la neige, les relents de fièvre te font lâcher quelques gémissements, des murmures, des lambeaux de phrases. Ce n’est pas une conversation, mais je prends ce que tu me donnes. À mon âge, les tricheries ne me tourmentent plus. L’imagination, c’est une forme de courage. Regarde, regarde encore, regarde mieux, il neige sans qu’on s’en aperçoive et le temps passe. Bientôt, je dis bientôt pour ne pas dire plus tard, bien plus tard, tu parviendras à te lever, tu t’agripperas à moi pour mettre un pied devant l’autre et tu iras seul du lit au divan. Du divan à la chaise. Puis de la chaise au bord du poêle. Tu fixeras la porte un peu plus chaque jour. Tu pèseras tes mots dans les prononcer. Tu calculeras l’épaisseur de l’hiver en maudissant la féérie des tempêtes. Tu mesureras l’état de tes blessures, l’ampleur de notre solitude, la paresse du printemps et nos réserves de nourriture. Tu m’écouteras parler sans que je le sache et tu ne comprendras pas comment tu auras échappé à la mort. Bientôt, je dis bientôt pour ne pas dire maintenant, déjà, je n’aurai plus la force de me battre pour deux. Je ne pourrai plus me dissimuler derrière la lenteur de mes gestes ou quelques espoirs construits de toutes pièces. Mais je ferai semblant. Et je continuerai de croire à ta guérison, aux journées qui rallongent et à la neige qui fond. Je ranimerai encore et encore les étincelles du forgeron, les avancées de la ville et le rire de ma femme. Je te raconterai bien d’autres choses, j’en inventerai s’il le faut. On n’a pas le choix, c’est la seule façon d’affronter ce qui nous attend. Ne t’inquiète pas. Je resterai là, je prendrai soin de toi. Tout ira bien. Ne t’inquiète pas, je ferai semblant. Il n’y a pas dix mille façons de survivre.

Il est beaucoup question de mécanique dans ce beau post-A qu’il faut lire, bien au chaud, en profitant des derniers frimas. Triste constat, triste réalité, tristes tensions. On s’amuse aux échecs, on vit de ses échecs, parfois tout pète et on en reste les yeux écarquillés, parfois on la frôle cette mort, si froide et si tentante, mais il faut tenir, comme il faut produire, de la chaleur. C’est délicat de construire un huis-clos sur un fil si tenu, surtout que le blessé met du temps à retrouver les mots, à vouloir les sortir, pourquoi d’ailleurs s’obstine-t-il à jouer les muets, sauf pour les beaux yeux de Maria ? Est-ce le refus d’être là, le rejet d’être confié tel un enfant à des mains inconnues, est-ce pour mieux laisser la parole à ce qui se dit autour de lui, est-ce pour écouter tomber la neige qui n’en finit plus de tomber, imposant de toute sa hauteur jusqu’aux numéros des chapitres. Polyphonie dans un crâne, tout est feutré, cotonneux, comme le décor, dangereux et beau, tout comme la fièvre qui longtemps perdure. Grand blessé qui nous parle pourtant, à sa première personne, sans pour autant nous livrer ses secrets, il résonne de toutes ces voix, il raisonne, pour nous, c’est dire. Un huis-clos au je donc, une intrigue ténue, mais pas d’ennui dans cette longue et incessante tombée de neige, la tension parfois, parfois le froncement de sourcils, tout cela finira mal, par un abandon ou par un grand malheur, on croit anticiper, et sans doute qu’on ne sait rien, jamais, mais qu’au fond tout de même une certitude : le printemps reviendra. D’où mon sourire, d’où ma joie.

Éditions de l’Observatoire – ISBN 9791032902134