Déboire – Jean-François Marquet

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Triste comme un mauvais repas, sans vin, clinique. Tous ces jours, ces premiers jours, tristes. Pas tant le manque, pas tant le corps, pas tant l’absence, les médicaments prennent la place, les médocs ad hoc. L’alcool avait tout noyé, le fond de la bouteille, le fond du bonhomme, mais il le sait, le Jeff, que dans le fond, le problème est ailleurs. L’alcool qui noie, l’alcool qui engorge, qui rend gorge, l’alcool qui rengorge, celui qui n’a pas sa place, celui qui ne la trouve pas, ne la prend pas, ne la veut pas. En quoi ça fait du bien de se remplir, de se noyer, en quoi on y gagne la confiance, les mots, l’oubli. Le fond du verre, nul ne veut le voir, ni plein, ni vide, le remplir à vau-l’eau pour l’oublier, oublier, s’oublier. Lucide pourtant Jean-François, et les mots qu’il aligne, mal au début, y a des manques, qui le rattachent, le raccrochent, c’est certain. Mots qu’il nous livre, sur sa cure, sans trop de retouches, faut pas oublier, faut pas nier, se rappeler ce qu’on était devenu, homme tremblotant, pression à bloc, corps malade. La honte, pas plus que d’habitude, pas plus que les lendemains, ces fameux lendemains sans lendemains, pas plus que quand on se retourne et qu’on se le prend en pleine face, ce passé qui ne s’arrête pas, qui nous rentre dedans, dans le lard, la femme partie, les jeunesses, les enfants, un peu gâchées. Alors on prend tout, on gobe le cacheton, celui pour s’apaiser, celui pour tenter de dormir. Parfois on dort, et on rêve qu’on boit, parfois on rêve qu’on se réveille, parfois on se réveille en espérant qu’on a dormi, qu’on a rêvé, qu’on n’a pas bu. Ça c’est le début, les premiers des jours longs, ermite volontaire, enfermé parmi les autres, les malades, de quoi on ne sait pas, pas tous des addictions, qui parle de choix, qui choisit quoi, qui se punit ? Priez pour nous, Saint Jacques.

Enfin, j’ai prévenu mes jumeaux qui ont été les victimes passives de mes excès. Eux ont vécu le sang sur mon visage blessé après une ou plusieurs chutes, les pneus crevés de la voiture ramenée sur la jante, mes siestes ronflantes et baveuses à toute heure, mes cartes bleues oubliées dans des bars, mes mots qui collent à des explications incohérentes, péremptoires et répétées, mes lunettes brisées qui m’ont ouvert l’arcade dans une autre chute et que j’avais rechaussées inconscient de la douleur, mes fringues souillées et en loques, mon teint gris, mon haleine vineuse du petit matin, mes humeurs brusques envers leur mère. Heureusement, ils ignoraient celles, nocturnes, encore plus sordides. Et puis, quand il y avait quelque chose à célébrer ensemble à la maison, j’arrosais ça jusqu’au sabotage avec un art cynique qui gâchait proprement la fête et en faisait, dans l’instant, un mauvais souvenir.

Ils savaient tout ce que je ne pouvais pas leur cacher.

Et puis une étincelle, dire le jour, même si on les compte, pas évident. Ce ne sont pas les jours qui comptent mais les nuits, un jour on ne rêve plus qu’on boit, on rêve qu’on fume, que le crayon devient mou, toutes les angoisses une à une qui s’épuisent, qui sombrent dans la sombre nuit artificielle. Et puis l’étincelle, de jour, on la voit un chuya, elle rime avec sortie, liberté conditionnelle, encadrée, peut-on se sentir prisonnier quand on est un enfermé volontaire ? Mais oui, parce qu’il y a les guiboles qui s’agitent, qui rêvent d’arpenter les trottoirs, de retourner au bistrot, les bistrots amis, ceux qui savent, pour y commander un jasmin, ça fait drôle, le tire-bouchon en reste con, le patron s’excuse mille fois, mais allez va, un jasmin, et un steak à suivre, a priori niveau bouffe, les HP ce n’est pas la joie. Les guiboles assurent, la voix assure, le cœur bondit, la douce amie, peu diserte mais toujours là, les gamins aussi, se ressemblent, nés du même jour, mais pas tant que ça, quand l’un parle, l’autre ne parle pas, mais les deux cœurs à l’unisson aiment leur père. Pas encore là le père, pas encore là à s’aimer, mais quand même se surprend, des étincelles, des mots promesses qui jaillissent, pourtant pas son genre. Comme quoi, tout arrive, quand on sait à quel saint se vouer.

Attablé « à ma place » et après avoir goûté le café, je comprends que mon appréhension n’était pas due à mon seul stress. Toutefois, et ça me rassure, je tremble deux à trois fois moins qu’hier, mon échelle de Richter personnelle est plus convenable. Je reste réservé en tendant aux autres convives la corbeille de pain, ils la vident en me remerciant. Je retourne donc en chercher, et avec raison car un de mes voisins, arrivé avec un peu de retard, est un goinfre. À peine ai-je prélevé deux tartines qu’il s’en sert une bonne dizaine, chinant leur reste de beurre à ceux qui ont déjà mangé. Il commence à les gorger d’un café sucré jusqu’au caramel. Il est jeune, n’a pas l’air antipathique, mais je ne le saurai pas ce matin : il a la bouche pleine en permanence. Pas rasé depuis plusieurs jours, il semble bourru et ne lève pas le nez de ses éphémères possessions : bol, couteau et petite cuiller, jus d’orange, compote, miche et motte reconstituées. Rien ne le distrait et il ne distrait personne. Je me lève et souhaite une « bonne journée », concevant simultanément l’idiotie de cette obligeance dans ce contexte.

Alors ne nous mentons pas, c’est un journal, un journal de clinique, et niveau style, éludons la clique. Les menus de bout en bout, parfois quand il ne se passe rien, bah il ne se passe rien, et les jours faut quand même les aligner, dans sa mémoire, peut-être pour répondre aux questions que se posent ceux qui n’ont pas à franchir les murs, qui ne connaissent ni ne comprennent, peut-être pour marquer d’une pierre blanche, peut-être pour semer caillou après caillou le chemin que l’on ne veut pas parcourir à reculons. Jean-François Marquet s’en est sorti, en est sorti, ça va bien maintenant je crois, qui s’étonne encore d’un nantais qui boit du jasmin, on sait bien le muscadet, et les ravages, et parfois les miracles. Alors je salue, heureuse d’avoir fait ce bout de chemin en compagnie, espère toujours le faire avec d’autres. À ta santé recouvrée, ô pays.

Éditions Joca Seria – ISBN 9782848093017