Amandine Glévarec – Chère Sophie, il y a le parcours de vie et le parcours littéraire. Peux-tu me dire quelle place occupait la lecture dans ta jeunesse ?
Sophie G. Lucas – Une énorme place. La lecture et l’objet-livre même puisque quand j’ai commencé à écrire de petites histoires vers l’âge de 8/9 ans, je fabriquais aussi des livres avec force ficelles et scotch. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main, les albums jeunesse mais il y en avait peu à mon époque, les livres de la Bibliothèque rose, ou verte (la Comtesse de Ségur, du Jules Verne, le Club des Cinq), des livres adultes, bref tout ce qui ressemblait à un livre. Je ne comprenais pas tout ce que je lisais, mais peu importait, lire me rassurait, m’emportait, me soulevait. C’est ce souvenir de m’oublier et d’oublier tout ce qui était autour de moi qui est lié à la lecture. Il en a été de même à l’adolescence. C’est une nécessité, un plaisir qui ne m’ont jamais quittée.
A. G. – Niveau scolarité, c’est peut-être un petit peu chaotique, mais tu fais partie de celles et ceux qui ont fréquenté le lycée expérimental de Saint-Nazaire. Bien connu des Nantais, il ne l’est sans doute pas de tous nos lecteurs, veux-tu nous raconter comment tu as vécu cette expérience ?
S. G. L. – Après l’arrivée de la gauche au pouvoir dans les années 80, il y a eu la création de quatre lycées expérimentaux en France, dont un à Saint-Nazaire. Ils existent encore, on les appelle aussi lycées autogérés. « Expérimentaux » « Autogérés » : ça ne pouvait qu’attiser mon imaginaire, d’autant qu’après une très bonne scolarité, je me suis effondrée au lycée, à partir de la Seconde. En révolte, ne trouvant pas de sens à l’enseignement classique, le Lycée expérimental a été extraordinaire pour moi. Il s’agissait de construire ses savoirs à partir de soi, d’être dans quelque chose d’égalitaire avec les professeurs, de participer à la gestion du lycée (administration, cuisine etc.), à des débats entre nous. J’y ai fait du théâtre, j’ai côtoyé d’ex-soixante-huitards, j’ai découvert Camus. Nous n’étions plus des oies à gaver, mais de vraies personnes. L’enseignement prenait un sens différent : nous apprenions pour nous construire, devenir des citoyens, et non pas simplement répondre à des normes, des cases, passer un examen, apprendre un métier, bref entrer dans le rang. Là, nous exercions notre liberté. Cela a été fondamental pour moi. Dans le même temps, il y avait une radio libre que je fréquentais depuis l’âge de 13/14 ans, et comme elle était hébergée dans le même bâtiment que le Lycée, je partageais mon temps entre les deux. Mes écoles de liberté.
A. G. – Tu as tenté beaucoup de choses, très jeune, dont la radio donc. Ce sentiment de liberté, d’expérimentation, passait-il déjà par l’écriture ? Comment as-tu pris la plume, à partir de quand ne l’as-tu plus lâchée ?
S. G. L. – J’ai écrit des histoires assez tôt, et j’ai commencé à écrire un journal vers l’âge de 12 ans. Il ne me reste rien de ces débuts, mais j’ai tout conservé depuis mes dix-sept ans. Je continue l’écriture de ce journal, mais je ne le relis jamais. C’est devenu un laboratoire, des notes. L’écriture a toujours été présente, ne serait-ce que dans les émissions que j’animais, il fallait écrire nos interventions, trouver de bonnes formules, s’exprimer autour de la musique. Et puis j’écrivais des chansons, des poèmes. Plus tard, vers l’âge de 18 ans, j’ai écrit une sorte de roman. J’étais coincée en Irlande (comme jeune fille au pair dans une famille où cela se passait mal), dans un petit village perdu, ma seule raison de me lever et de trouver de bonnes raisons de continuer ce travail a été d’écrire dès que j’avais du temps libre. Ce fut très important, sans doute fondateur pour la suite. L’écriture ne m’a plus lâchée, mais je ne tentais pas la publication. C’était autre chose. Écrire était, est, ma manière d’exercer ma liberté. Même si je n’étais pas publiée, je continuerais à écrire.
A. G. – Concernant ton métier d’auteure, tu commences tout d’abord par publier dans des revues si je ne me trompe pas ? Comment entres-tu en contact avec elles ? La poésie est-elle un petit monde où il est facile de se faire connaître ?
S. G. L. – Les chose ont été assez faciles avec le recul. J’ai lu des poètes que j’aimais, j’ai contacté l’éditeur chez qui ils publiaient : Louis Dubost des éditions du Dé Bleu, puis L’Idée Bleue, qui me publiera quelques années plus tard. Il a été formidable, m’a donné le nom de revues où je pouvais publier, m’expliquant l’importance d’en passer par là, de se faire un peu connaître, et de continuer à travailler, d’avancer, de découvrir d’autres poètes dont je me sentais proche. Et peu à peu, cela a constitué comme une fraternité. Des revues comme Gros Textes, la revue de Contre-Allées (pas mon éditeur), Décharge, N4728, Spered Gouez, Verso, etc. C’est un petit monde en effet, avec beaucoup de chapelles, mais je m’y suis toujours sentie bien, accueillie.
A. G. – En 2003, tu obtiens une bourse découverte du CNL. L’aspect financier n’est pas facile à éluder dans la vie d’un artiste. Comment gères-tu l’obligation de subvenir à tes besoins et le temps que tu dois y consacrer ?
S. G. L. – Depuis quatre ans, j’ai la chance d’avoir des sollicitations (résidences, interventions scolaires, ateliers d’écriture, lectures publiques). Les choses se construisent, il y a un peu de reconnaissance, du coup, je passe beaucoup de temps « en extérieur », ce dont je ne me plains pas, mais le paradoxe est que j’ai moins de temps pour moi, pour écrire, revenir à moi, ce à quoi j’aspire. Il y a un moment où il faut savoir refuser (et on hésite parce qu’on se dit que tout peut s’arrêter). Je suis à ce moment-là, à réfléchir à comment m’organiser pour me remettre à un travail personnel.
A. G. – En 2005 paraît Ouh La Géorgie, en 2007 Nègre blanche. Qui sont tes éditeurs ? Quels souvenirs gardes-tu de la publication de ces premiers textes ?
S. G. L. – Ouh la Géorgie a été publié dans la collection Polder, co-édité par la revue Décharge et les éditions Gros Textes. Il y avait là Claude Vercey, Jacques Morin, Yves Artufel, des fées. Des militants de la poésie. Ils oeuvrent comme des fourmis à dénicher des poètes, à porter, accompagner. L’Idée Bleue c’est Louis Dubost, une fée aussi 😊. Il a cessé son activité d’éditeur et a laissé un grand vide. Sa maison a marqué l’édition de poésie, et c’est un réel bonheur pour moi d’avoir fait partie de son catalogue avec des poètes que j’admire, qui sont « mes » poètes, dont certains sont devenus des amis. Fraternité toujours…
A. G. – Trois ans plus tard, aux éditions des États civils, paraît Moujik, Moujik qui a depuis été réédité par La Contre-allée (2017) et qui fait d’ailleurs l’objet d’une sélection au Prix des Découvreurs. C’est un texte né de la mort d’un SDF au Bois de Vincennes, pendant l’hiver 2008. Quelle place occupe dans ton travail la résistance, la dénonciation de certains travers de notre société, en quelque sorte la politique ? Es-tu une militante, le militantisme peut-il s’exprimer dans la poésie ?
S. G. L. – J’ai toujours beaucoup de mal avec ces définitions. Cela enferme et l’auteur-e et les textes. Je crois qu’un-e poète est un-e sismographe de nos sociétés, et donc, forcément, on se frotte à notre époque et ses tourments. Ce n’est pas un choix délibéré pour moi. Il se trouve que j’aime être à la marge, que j’ai envie, besoin, de parler à partir de cet endroit du monde. Je suis citoyenne, je suis touchée comme tout le monde par tout ce qui traverse notre société. Et j’éprouve le besoin de l’exprimer par l’écriture, peut-être parce qu’on n’en parle pas assez et que cela me déborde. Peut-être parce que je ne sais pas faire grande chose d’autre. Tout peut s’exprimer en poésie, en littérature, il n’y a pas de limites. Il faut trouver comment être au plus juste, et ne pas être simplement dans la posture de la dénonciation. Sinon on écrit des tracts, des essais ou des articles. Et mon travail ne se situe pas à cet endroit.
A. G. – Tu rejoins ensuite La Contre-allée par le biais d’un ouvrage collectif qui rassemble les textes issus d’une résidence littéraire organisée par Escales des Lettres (Nord Pas-de-Calais). Partir en résidence, où il est souvent demandé aux auteurs de participer à des activités à destination de différents publics, est-il un plaisir, une étape obligatoire dans la vie d’une poète, cette collectivité ne nuit-elle pas à la solitude qui peut sembler nécessaire pour écrire ?
S. G. L. – Je suis d’une nature très réservée, cela a donc été difficile ces moments collectifs. Il faut sortir de soi. Mais en même temps, ces expériences ont été d’une incroyable richesse. Il faut parvenir à se créer des espaces, des bulles, à tracer des limites pour ne pas être envahie. Mais ce qui fut au début une contrainte est devenue avec le temps un vrai plaisir. Je m’en nourris. Tout comme ces rencontres avec d’autres auteur-e-s. On échange sur nos pratiques d’écriture, nos lectures. Ce sont des moments privilégiés. Mais on a très vite envie de retourner à sa table d’écriture ensuite.
A. G. – En 2016, c’est Témoin qui voit le jour, Témoin qui est lui aussi sélectionné pour le Prix des lycéens et des apprentis des Pays de la Loire. Tu pars à nouveau d’un sujet de société que tu décides d’explorer, en n’hésitant pas à y mêler un travail plus intime, plus personnel sur ta vie. Peux-tu nous dire de quoi il est question ?
S. G. L. – J’ai suivi une centaine de procès au Tribunal de Grande Instance de Nantes. Au début je ne savais pas trop ce que j’allais en faire, je n’étais pas sûre que cela devienne un livre. J’aime beaucoup cette idée d’expérimenter à chaque livre, de vivre une expérience personnelle. Écrire m’écrit aussi. Au fur et à mesure, mon histoire personnelle a percuté ce projet, la figure de mon père rejoignant celle des prévenus. Les textes des procès et de mon père, intitulés La grande peine s’entremêlent, se font écho. J’avais pour postulat Testimony de Reznikoff mais finalement m’en suis éloignée. L’idée de départ était celle de frotter la poésie à ce monde de la Justice, et comme à chaque fois lorsque l’on écrit, tout se transforme, et c’est ce qui est merveilleux. Il ne faut pas résister à ce qui se présente, il faut y aller.
A. G. – Enfin, mars 2018 voit la naissance de Assommons les poètes ! que j’ai qualifié de manifeste dans ma chronique, et que pour ta part tu qualifies de témoignage. C’est un ensemble de textes qui ont tout d’abord été publiés sur ton blog. Quel est le propos, les messages, de ce nouveau livre ?
S. G. L. – J’aime assez ce mot de manifeste. Même si j’ai le sentiment de simplement témoigner d’une vie d’auteur-e. J’invite à venir dans ma cuisine, voire mon arrière-cuisine ! Il y a l’éloge de la lecture, du livre, l’éloge de l’écriture, de la transmission. Ce sont de courts textes en prose écrits depuis 2013, mais plus particulièrement depuis 2014. Tous ne sont pas sur le blog, mais c’est l’esprit : quelque chose d’écrit, travaillé, mais avec ce quelque chose de propre aux textes écrits sur le vif. Le ton est volontiers léger. Il y a quatre parties « Écrire, faire écrire », « Lire à voix haute », « Résider » et « Résister ». J’ai choisi des titres avec des verbes parce qu’écrire est une action, une volonté, c’est physique. Et quand on me demande ce que je fais dans la vie, je ne dis pas « auteure », je dis « j’écris ». Le verbe, l’action. Il n’y avait pas de messages à faire passer (surtout pas ça) c’est lorsque j’ai rassemblé tous ces textes que quelques lignes de force se sont dégagées comme la vie matérielle d’un-e auteur-e, les résidences, les lectures, la poésie comme résistance.
A. G. – Le désir de vivre par et pour la littérature, la lecture, la poésie ont grandi en toi au fil des années. C’est un choix (que je trouve) engagé. Une réalité qui a forcément ses travers, ses difficultés. Qui n’est peut-être pas forcément compréhensible pour tout le monde. Aurais-tu pu choisir un autre chemin ? L’avenir arrive-t-il à rester à sa place de champs des possibles et non de probabilité sans que cela ne t’inquiète ?
S. G. L. – C’est en effet un engagement que l’écriture, du moins comme je l’entends. Il y a beaucoup d’auteur-e-s qui ont un travail à côté de l’écriture, mais cela n’est pas ainsi que je conçois le métier d’écrire, car c’est un métier. J’ai besoin d’y être totalement. Et du moment que j’ai fait ce choix d’organiser ma vie autour de l’écriture, beaucoup de choses se sont dénouées (l’écriture, les publications, les sollicitations…). J’ai pris ce chemin-là parce que j’en ai essayé d’autres avant, et qu’il ne restait plus que celui-ci. Comme une évidence après toutes ces années. Je ne me pose pas trop de questions pour l’avenir. Ce serait trop angoissant. Je vis ce que j’ai à vivre aujourd’hui, et c’est riche, je continue de m’inventer. Et je ne repousse pas l’idée qu’un jour cela ne me convienne plus, que je puisse avoir envie d’autre chose.
A. G. – Tu animes des ateliers d’écriture, parfois pour des personnes en grande difficulté. La poésie peut-elle naitre partout, sur tous les terrains en friche ? Comment fais-tu pour l’aider à émerger ?
S. G. L. – C’est une drôle de chose que ces ateliers d’écriture. Quand on me demandait d’en animer, je refusais, m’en sentais incapable, illégitime. Et puis un jour j’ai accepté. C’était une demande de la Maison de la Poésie de Nantes pour un travail autour de Lucien Suel, un inclassable poète (qui d’ailleurs a publié à la Contre Allée) à l’ancienne maison d’arrêt de Nantes. Je me suis lancée pour l’expérience. Et puis j’ai continué sur des projets plus longs toujours dans des prisons, lors de résidences d’écriture, et en milieu scolaire. J’aime accompagner à l’émergence de la parole, de l’écriture, de la création. Il n’y a rien de plus satisfaisant quand on arrive à porter quelqu’un a priori très éloigné de la poésie, et qui se révèle. C’est beau, touchant. Je n’ai aucune recette, tout est une question de mise en confiance le plus souvent. Il faut savoir se remettre en question, être souple, s’adapter aux publics, mais j’aime beaucoup, cela me rappelle chaque fois la force des mots, de la création.
A. G. – Enfin, chère Sophie, si un jeune venait te voir et te disait je veux faire comme toi, être poète, y consacrer ma vie. Que lui dirais-tu, quels conseils aurais-tu éventuellement à lui donner ?
S. G. L. – Oh la la… c’est une question difficile. Mon expérience ne vaut que pour moi. Au-delà de conseils de publications, je dirais à ce jeune, cette jeune, poète, de prendre des chemins de traverse, d’être curieux, de lire énormément, poésie, littérature, d’aller à des lectures. D’abord et toujours se nourrir de ce que font les autres, les aîné-e-s comme les contemporain-e-s. Pour s’engager en poésie, en littérature, il faut ressentir que c’est ça, et pas autre chose, et puiser là la force pour continuer, s’obstiner, travailler et travailler.