La carte postale du Groenland, oubliez. Bien sûr la terre agite ceux qui la parcourent, les langues se mêlent sans se diluer, les mots ne se trouvent pas toujours, et tout s’agite, tout se mélange. Ce livre, ce fabuleux livre qui ne ressemble à aucun autre livre, est une quête, quête d’identité, nationale, sexuelle, récit initiatique de cinq jeunes qui se croisent, se perdent, se trouvent et se retrouvent. Le Groenland abrite ces dérives, il en est cause, bout du monde, en partie, mais il n’est pas tout, la littérature est l’art d’allier histoires personnelles et histoires universelles, en cela l’Homo Sapienne est une réussite, qui me laisse encore même pantoise. Bien sûr, étrangement, chacun des personnages est confronté à la même question, qui suis-je, qui désire-je, qui aime-je, chacun arpente malgré lui des chemins qui ne sont pas les plus connus, les plus courus, la coïncidence peut chagriner mais n’étonne pas, Homo Sapienne est un roman au parfum de vécu, qui interroge, de façon très actuelle, nos rapports au genre. Alors oui c’est cru, mais c’est vrai, le sexe existe dans la vie, les gueules de bois aussi, le manque de désir ne s’élude pas, la naissance d’un enfant est une joie, c’est vrai chez nous, dans notre monde en dur, et c’est vrai ici, dans ce monde en béton. Notre identité tient en un mot mais est variable, multiple, ce ne sont pas nos attirances qui nous définissent bien qu’elles puissent nous catégoriser. Être une femme et se sentir homme, aimer les filles et vivre avec un garçon, se trahir ou trahir, s’accepter ou accepter. Il faut du temps pour trouver réponses à certaines questions, supporter même qu’on nous les pose sans rétorquer que certains états de fait n’ont pas d’explications. Ça va vite dans les têtes et ça va vite dans les mots, chamboulements intérieurs, dérives, révolutions. Troubles. Des personnages si complexes, si humains qu’ils n’habitent pas que ces pages, ils existent c’est une certitude, peut-être là-bas, au bout du monde.
… je le tiens, quand il offre son cœur, j’ai envie de le détruire, parce que ceux qui s’offrent meurent, d’ailleurs c’est bientôt l’heure d’aller au lit, je suis sur le point d’avoir survécu à un jour de plus, j’ai assez de forces, je peux, j’irai mieux après avoir dormi, je pourrai survivre à un jour de plus si je rêve de vie cette nuit, peut-être y a-t-il une nouvelle vie demain, peut-être une vie différente, peut-être pas, peut-être encore un jour comme aujourd’hui, sûrement, l’espoir ne sert à rien, l’espoir est déjà mort, a été recouvert d’une pierre tombale, Espoir, comme tu n’apparaissais toujours pas, j’ai réalisé que tu n’étais plus parmi nous, enfin on est presque revenus à la maison, l’air frais ne m’a pas fait de bien, je suis juste mouillée, non, pas ma chatte, mais à cause de la neige fondue, la chatte toute sèche, j’espère vraiment qu’il ne va pas essayer ce soir, iggu, de quoi as-tu envie une fois à la maison, et il me fait un clin d’œil, ça me confirme qu’Espoir est déjà parti, je suis tellement fatiguée que je vais me coucher, iggu, je viens te faire un massage, bon d’accord, je me brosse les dents et me mets au lit sans avoir sommeil, il me fait un massage, ça va un peu mieux, mon amour, merci beaucoup, je vais mieux, et il se couche sur moi avant que j’aie fini ma phrase, merde, quelque chose de dur touche mon corps, iggu, ton corps est si merveilleux que j’ai eu envie de toi, je l’embrasse, non, je suis vraiment épuisée, peut-être demain matin, iggu, d’accord, il accepte parce que c’est un gentleman, mais il est triste, je t’aime mon chéri, je tiens à toi, mais je n’ai pas vraiment envie, parce que je suis si fatiguée, il sourit parce qu’il a entendu ce qu’il avait envie d’entendre, iggu, d’accord, alors laisse-moi t’enlacer jusqu’à ce que tu t’endormes, et il m’enlace jusqu’à ce que je m’endorme, ce cher homme, mes pensées sont ailleurs, je pense, comment puis-je vivre une telle vie, je suis morte, comment puis-je traiter aussi mal un homme tendre, qu’est-ce que je dois faire, bon, je suis obligée d’essayer de dormir, de toute façon il n’y a pas de réponses à mes questions, et encore une journée, encore la même journée est sur le point d’arriver et je dois rendre grâce à cette sainte nuit. Espoir, repose en paix, c’est tellement dommage que tu te sois tué toi-même.
Avec amour je pourrais m’éterniser sur les âmes qui habitent Homo Sapienne, mais je ne manquerai pas de m’attarder sur celle qui leur donne voix. Niviaq Korneliussen part dans mille directions mais sa langue est un embrasement qui dévore tout, sans avoir l’air d’hésiter une seule seconde (à la Sur la route, j’imagine le texte écrit d’un geste, d’un souffle, d’une traite). Elle ose, je ne suis pas sûre qu’elle sache faire autrement, et sa liberté est poésie. Poésie et rythme, qui se scande, qui s’écoute, au-delà de la simple lecture, poésie qui bat, qui accapare, qui hante, une voix qui s’entend. Alors j’avoue ma frustration devant cet anglais parfois réfractaire, nous n’avons pas le don des langues à la québécoise et certaines traductions auraient été bienvenues, mais qu’importe. Dans ces mots qui s’entrechoquent, courtes phrases qui explosent, violences et déroutements mal contenus, flots et flux, je ne peux même pas parler de style car ce que je lis ne ressemble à rien de ce que j’aurais même pu imaginer. Il y a un côté très cinématographique dans ce roman, de par ces scènes qui se répètent de différents points de vue, de par ces échanges même de SMS (mais oui !) qui nous font intégrer une réalité, de par cette intensité constante qui nous fait non pas imaginer mais vivre, accompagner la vie d’Arnaq, d’Inuk, d’Ivik, de Fia et de Sara.
Est-ce que tu te souviens des fois où tu ne m’as pas cru alors que je te disais que j’étais malade ? J’ai vomi peu après. Est-ce que tu te souviens de la fois où tu n’as pas cru que je m’étais fait mal ? J’ai eu des bleus peu après. Est-ce que tu te souviens que tu ne m’as pas cru quand je t’ai dit que tu me manquais ? J’ai commencé à pleurer peu après. Est-ce que tu te souviens de la fois où tu ne voulais pas m’écouter alors que je te disais que tu devais faire attention ? Tu as eu des moments durs peu après. Est-ce que tu te souviens de la fois où je t’ai dit que tu ne devais pas m’abandonner et que tu m’as quand même abandonné ? J’ai commencé à te manquer peu après. Tu te trompes, même si tu es plus âgée. Je te pardonne toujours. Je t’aime toujours, parce que tu es ma sœur. Mais tu dois me croire maintenant. Tu dois me croire. Tu te trompes. Tu te trouves sur une île qui ne changera jamais. Tu te trouves sur une île sans rien autour. Tu te trouves sur une île sans possibilité de fuite. Tu te trouves sur la mauvaise île. Tu penses mal. Quand tu fuiras l’île, tu comprendras que ton mode de vie est erroné. Quand tu fuiras l’île, tu comprendras que tu peux retrouver un bon mode de vie. Je veux que tu viennes maintenant. Je veux que tu me croies. Viens maintenant. Crois-moi. Tu vas regretter tes erreurs. Tu vas perdre quelque chose si tu commets une erreur.
Au-delà des histoires il y a les préoccupations que nous connaissons tous, des passages magnifiques sur la solitude et sur l’amour, sur la peur du lendemain et sur le sens de la vie. Ça paraît bateau dit comme ça, agacement parfois de ne pas trouver les mots justes, de ne pas pouvoir expliquer en quoi un livre diffère, en quoi il contient ce que je ne m’attendais pas à trouver un jour en littérature. Au-delà des questions de sexualité, au-delà de la description d’une jeunesse qui se cherche, Homo Sapienne est tout simplement un livre, un grand livre, actuel, unique et nécessaire, pour ceux qui se questionnent, peut-être, pour les curieux prêts à endosser d’autres vies, pour ceux qui aiment vivre de nouvelles expériences littéraires. Il faut lui laisser la chance des premières pages, accepter de ne pas comprendre où l’auteure nous amène et puis se laisser emporter, inclure, exister entre ces pages, comme un ami bienveillant qui participerait aux conversations, qui soutiendraient les coups de flippe, les coups de cafard. Sans avoir lu pourtant un documentaire j’ai cette préoccupation de me demander ce que vont devenir ces cinq jeunes. Et simple spectatrice, virtuelle bien plus qu’eux, je ne suis sûre que d’une chose, que je leur souhaite le meilleur.
Éditions La Peuplade – ISBN 9782924519585 – Traduction (danois) d’Inès Jorgensen