Histoire mille fois entendue, et pourtant, pas de souci, impeccable, ça fonctionne. Engrenage verrouillé. Tout d’abord gênée, par les nombreux adjectifs, aspect artificiel. Après réflexion, ça m’arrive, c’est normal, Laurence, héroïne, victime, coupable, évolue dans un monde artificiel. Un monde en carton-pâte, parfait, si parfait, qu’il donne envie de hurler. Travail, les rois du monde, on dégraisse à tout va, les scrupules, connaît pas, ça engrange d’un côté, ça vidange de l’autre. Faut faire place nette pour les investisseurs. Les vies qu’on bousille, qu’importe, pas dans le décor, on s’en bat. Le mari, ah le mari est une perle, tendre, et généreux, et prévenant. Mais jamais là, c’est fâcheux. Les amies ? parfaites. Bien sûr qu’elles sont parfaites, bien maquillées, rien qui dépasse, coquilles vides, mais so so pretty. Bon la famille, là faut dire que ça dénote peut-être un brin, le père qui picole et qui ne fait même que ça, les frères et sœurs d’un premier lit qui n’aiment qu’à moitié, la mère qui parle de demi, demi-frère, demi-sœur. Ambiance. Pas grave, sont loin, pas là, pas à Paris. Alors. Et Paris, ah Paris, ville de tous les faux semblants, qui colle parfaitement à l’ambiance. Le décor est aux petits oignons, va falloir pimenter.
Laurence fouille au fond de son sac, y trouve « Le ravissement de Lol V. Stein » de Marguerite Duras, qu’elle vient de commencer. Elle s’agrippe au livre, retrouve la page où elle s’est arrêtée, s’y plonge. Aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle avait toujours beaucoup lu. Tentant de trouver un refuge dans les mots qui l’emporteraient au-delà des contingences et des déceptions. Elle se remémorait souvent les titres et les auteurs qui l’avaient accompagnée à chaque moment difficile de sa vie. « Les petites filles modèles » quand elle avait perdu Hugo, le chat qu’on lui avait offert à son entrée en CE1 et qu’on avait retrouvé broyé sur la route devant la maison familiale de Maubeuge. « Arabesques » de Nicolas Gogol à treize ans quand sa mère avait contracté cette péritonite dont elle avait mis tant de temps à se remettre. « Les lettres persanes » de Montesquieu au moment de sa première déception amoureuse, d’autres encore, tellement d’autres… Perturbée, Laurence a du mal à se concentrer sur sa lecture mais finit par écarter, à force d’attention, les images des viscères affaissées, toujours ces mêmes images obsédantes qui tentent encore de s’imposer à elle.
Laurence, donc, belle et évoluant gracieusement dans ce décor bien trop lisse va glisser son ongle fraichement manucuré dans un engrenage qui va très vite la prendre au corps, corps, tout comme le monde dans lequel elle vit, stérile. Alors le respecter, non, maltraitons-le. Quelle souffrance s’exprime dans le plaisir ? Admettons, elle n’est pas à l’origine du branle-bas de combat, la première offensive, le premier boulon qui saute, tient dans une toute petite enveloppe glissée dans la fente de sa boite aux lettres. Pas d’expéditeur, pas de signataire, lettre enflammée, évidemment. Pour l’explication de texte, je n’en dirai pas plus, je laisse monter la sauce chez le lecteur en goguette. Qui dit pas de nom dit imagination, qui dit rêves et fantasmes à tout va. Enfin, il se passe quelque chose, bordel, se dit Laurence en s’en enfilant une lampée pour fêter ça, tout s’effondre mais elle se rattache au doux rêve. Caresses. Même si l’instinct. Décrochage d’une icône trop belle pour rester longtemps fixée au mur d’un décor qui part en cacahuètes. C’est habile, Eric Orlov gère, maitrise parfaitement, et sa fin, qui pour une histoire mille fois lues, pour le coup, scotche. Violemment.
Votre silhouette faisait une ligne tranchée dans la grisaille autour, vous fumiez, une jambe repliée derrière vous, votre main gauche tenait cette cigarette solidement, vous la portiez régulièrement à vos lèvres ourlées d’un rouge léger, presque transparent, de ce rouge que souvent vous portez encore et qui vient compléter le fard discret qui vous tient lieu de maquillage. Vous discutiez en souriant avec untel, ou unetelle, votre bouche dessinait en volutes rieuses l’anodin du moment, la fuite de ce temps qui certainement ne comptait pas beaucoup pour vous, juste le temps d’une cigarette, mais qui restera fichée à mon souvenir comme un moment particulier.
Je me tenais un peu à l’écart, il était impossible que vous vous sentiez observée. J’étais en état de sidération. Comment ne pas vous avoir remarquée jusqu’alors ? Vous étiez l’image même de l’icône, de la madone, parfaitement affranchie des pesanteurs et des codes. Singulière. Tout votre corps, votre visage, vos geste sûrs, ces yeux natifs du monde qui peuplent l’autour autant qu’ils en sont emplis. Vous habitiez le monde, puissamment.
Saluons par la même occasion le retour aux affaires de celui dont on ne parle finalement jamais dans une chronique littéraire, le grand manitou qui dans les mains nous colle des textes, l’éditeur. Contente donc de revoir ce très discret Olivier Morattel Éditeur (France) orner une couverture qui n’est pas moins sobre, mais tout autant élégante. Un retour bien maitrisé avec un texte plutôt grand public mais bien dosé, savant mélange noir de réalité actuelle, de déchéance, de style non parfait mais réfléchi et d’une pincée de sexe. Suspense. Une arrivée sous une autre bannière, sous une autre couleur, qui se veut forte et qui, je lui souhaite, je leur souhaite, percutera.
Éditions Olivier Morattel (France) – ISBN 9782956234906
À paraitre en France le 2 mai 2018