Amandine Glévarec – Cher Olivier, tu faisais quoi avant de te lancer dans le projet fou de lancer ta maison d’édition ?
Olivier Morattel – Comme tu le sais sûrement Amandine, j’ai un parcours professionnel assez atypique. J’ai débuté dans la vie active en travaillant plusieurs années dans le domaine de la gestion de fortune au sein d’un grand groupe bancaire suisse. Mais attention c’était il y a 25 ans et le monde de la finance n’était pas du tout le même ! J’ai énormément appris de choses, en pratiquant cette activité, sur la politique internationale, la macro-économie, la stratégie d’investissement et non de spéculation, l’activité économique des entreprises et sur la gestion essentielle du risque financier. Puis au tournant du 21e siècle, j’ai changé complètement d’orientation en devenant conseiller en communication et gestionnaire de projets indépendant. En 2006, je suis devenu agent littéraire et attaché de presse et c’est presque ainsi naturellement que j’ai fondé en septembre 2009 ma propre maison d’édition à Lausanne, désirant franchir une étape supplémentaire dans le domaine du livre qui a toujours été ma passion depuis l’enfance. La culture en général et la littérature en particulier sont pour moi des vecteurs d’enrichissement intellectuel et d’ouverture sur le monde.
A. G. – Quel manque, quelle envie, avais-tu envie de combler ou de satisfaire en te lançant ainsi, en 2009, il y a bientôt 10 ans ?
O. M. – J’ai toujours été un homme en quête de sens et comme le dit et le démontre si bien Proust dans Le Temps retrouvé : « la vraie vie c’est la littérature ». En sortant de ma maturité économique, j’aurais voulu faire des études littéraires, car j’étais bien plus doué en français, en histoire et en philosophie qu’en mathématiques mais hélas la vie en a décidé autrement. Donc en 2009, à l’âge de 36 ans, je suis revenu à mes premières amours en créant une maison d’édition.
A. G. – J’imagine que l’on ne devient pas éditeur par hasard et que la littérature a toujours fait partie de ta vie ?
O. M. – La littérature m’a permis de respirer, d’apprendre l’humour et la solidarité, de comprendre que la seule chose qui compte dans ce monde c’est la relation avec l’autre, avec les autres et cela même si ce n’est pas toujours facile. Bernard Clavel et San-Antonio, puis rapidement Sartre, Kafka, Camus et l’immense Friedrich Dürrenmatt sont devenus une fratrie pour moi qui suis fils unique.
A. G. – Les éditeurs, tous comme les libraires, doivent aimer lire, bien sûr, mais aussi savoir compter. Tu n’as pas eu la possibilité tout de suite de pouvoir engager, et il a donc fallu que tu assures seul toutes les casquettes. Un travail hallucinant j’imagine, est-ce que cela a porté ses fruits, as-tu pu réussir à te dégager un salaire ?
O. M. – Effectivement être éditeur relève sincèrement du sacerdoce. Encore aujourd’hui je fais presque tout dans ma maison d’édition et cela demande beaucoup d’efforts de passer d’un domaine à l’autre et cela parfois plusieurs fois dans la journée. Au niveau financier, je suis déjà content de ne pas perdre de l’argent avec ma passion et cela depuis le départ. Mais avec mon installation en France, je pense pouvoir dégager un salaire correct à terme.
A. G. – Aujourd’hui, tu vis en France et tu relances ta maison sous une bannière bleue. La question bien indiscrète qui me brûle les lèvres : pourquoi ce départ, pourquoi cette arrivée ?
O. M. – C’est une question pertinente Amandine. En effet, je suis venu m’installer il a presque une année jour pour jour dans la très jolie ville de Dole dans le Jura qui se trouve à 2h00 de Paris et à 1h30 de Lausanne en TGV. Mon objectif en m’installant en mars 2017 dans la ville de cœur de Marcel Aymé était de devenir un éditeur de droit français afin de pouvoir être plus être présent dans l’Hexagone et cela grâce ou à cause de mon expérience avec le diffuseur Harmonia Mundi. En effet, ayant été diffusé et distribué entre 2012 et 2015 par leurs soins, j’ai pu me rendre compte que si je voulais vraiment développer ma petite entreprise en France, il fallait que je tienne compte de deux erreurs importantes : la première a été de ne pas avoir engagé une attachée de presse et la seconde de ne pas m’être installé en France à proximité de Paris ! En créant une nouvelle maison d’édition française en août 2017 qui s’intitule donc « Olivier Morattel Editeur (France) », je me suis donné la chance de tenter dans les meilleures conditions la conquête de la France ! (rires). Je reste malgré mon installation en Bourgogne-Franche-Comté, un éditeur franco-suisse, car je vais panacher mon nouveau catalogue avec des auteurs français et romands. Je peux ainsi t’annoncer, en totale exclusivité, que je vais publier pour la rentrée littéraire d’été le sixième roman de Quentin Mouron qui me fait l’honneur et l’amitié de revenir chez moi afin de me donner un coup de pouce dans mon développement hexagonal.
A. G. – J’ai cru comprendre au fil de tes posts Facebook que les démarches administratives pour t’implanter n’avaient pas toujours été faciles, nous avons la réputation que nous méritons 😉 Aujourd’hui, tout est bon, les papiers sont en ordre, tu as un diffuseur, un distributeur ?
O. M. – Effectivement l’administration française a le mérite de nous apprendre la patience et la persévérance (rires) ! Aujourd’hui, oui je suis arrivé à mes fins. Je fais partie intégrante des éditeurs de Bourgogne-Franche-Comté et en ce qui concerne mes publications, celles-ci sont aujourd’hui diffusées et distribuées en France, en Belgique et au Canada, par la prestigieuse société française : LA SODDIL (Société de Diffusion et Distribution indépendante du Livre) et pour la Suisse, mon diffuseur et distributeur reste la société SERVIDIS avec qui je collabore depuis 2009.
A. G. – Ton premier livre sous couleur bleue est Engrenage d’Éric Orlov, paru en Suisse le 2 mars, à paraître en France le 2 mai. Pourquoi ce décalage dans les sorties ? Un premier livre d’un Français pour toi éditeur suisse qui t’implante en France, un clin d’œil ou une sécurité ?
O. M. – Le décalage dans la sortie du formidable roman Engrenage d’Éric Orlov provient de ma volonté de faire un clin d’œil aux libraires et aux lecteurs romands qui lisent et apprécient souvent mes publications et de leur montrer que la Suisse est mon marché de cœur. Pour répondre à la deuxième partie de ta question, je n’ai pas choisi de publier expressément un auteur français ou suisse pour mon retour sur la scène éditoriale. Je voulais par contre sortir un livre rare, un livre puissant, bref un livre marquant ! Et le roman d’Éric, qui est ma 27e publication, est pour moi, probablement, l’ouvrage le plus haletant, le plus incisif et le plus naturaliste de ma collection ! Et juste pour terminer ma longue réponse, le dernier livre que j’ai publié en tant qu’éditeur suisse était déjà le roman d’un auteur français (La vitre de l’écrivain parisien Fabien Muller).
A. G. – J’imagine, peut-être à tort d’ailleurs, que le changement de pays ne va pas influencer tes choix éditoriaux. Aujourd’hui, quels sont les textes que tu as envie de faire paraître, d’offrir au public, quel serait leur point commun ? Comment définir ta (future) ligne éditoriale ?
O. M. – C’est une excellente question Amandine et tu as tout à fait raison : le changement de pays ne va pas influencer ma ligne éditoriale. J’essaie toujours de publier des livres qui poussent le lecteur à se remettre en question. Le mènent dans ses retranchements les plus intimes. Pour autant, il s’agit de textes concrets et plausibles, une littérature tenue mais fluide. Mon but est de défendre la langue française et la liberté de ne pas être dans le « mainstream ».
A. G. – Comment sens-tu quelques mois avant la première parution en France ton arrivée sur un nouveau marché ? Vas-tu te faire appuyer, par exemple, par des relations libraires, ou es-tu pour l’instant parti pour continuer à travailler seul ?
O. M. – Je me sens serein, car j’ai confiance dans le potentiel du roman Engrenage d’Éric et je vais oui engager une attachée de presse pour m’aider à promouvoir ce livre.
A. G. – Enfin, cher Olivier, veux-tu nous parler de ce roman que tu vas porter, et de son auteur ?
O. M. – Avec plaisir chère Amandine ! Engrenage raconte la descente aux enfers de Laurence, une femme bourgeoise d’une trentaine d’année, au printemps 2013.
Ainsi au début de l’année 2013, cette fameuse Laurence, issue d’une famille ouvrière du Nord de la France et débarquée à Paris quelques années plus tôt afin d’y entreprendre des études supérieures en management, a concrétisé tous ses rêves en travaillant comme consultante chez Upbridge, un florissant cabinet conseil parisien et en ayant épousé Arnaud de Ménéval, un financier travaillant à La City de Londres, seul héritier d’une grande famille bourgeoise et catholique de Bourgogne.
Cependant une « mauvaise nouvelle » va modifier en profondeur son bonheur de façade. Du paradis au purgatoire, il n’y a qu’un pas et l’héroïne de ce roman va amorcer une longue et inexorable descente aux enfers. Seuls les lettres d’amour anonymes qu’elle se met à recevoir, après l’avoir au préalable agacée, vont l’extirper un moment de ses tourments obsessionnels.
De la servitude volontaire à l’horreur, de la divine comédie des existences contemporaines à la mise en miette des êtres et des âmes, la trajectoire de Laurence fait écho à la désindustrialisation progressive de la France depuis les années 1970 !
L’auteur de ce roman très haletant est donc Éric Orlov. Avec Engrenage cet écrivain et poète parisien de 52 ans, poursuit avec lucidité et ironie le décryptage de notre société contemporaine et signe son troisième roman en 20 ans. Ses deux premiers ouvrages ont été publiés sous deux autres pseudonyme en 1998 chez Gallimard et en 2006 chez Robert Laffont.
L’emploi systématique des pseudonymes ne doit rien au hasard chez Éric. En effet, à l’instar de Flaubert, Sarraute, Simenon ou Vian, mon nouvel auteur s’est intéressé très vite à la question du statut « d’écrivain » et à celle de la personnalisation obligatoire et souvent excessive inhérente à la production artistique. Avec cette idée que la création prime sur le créateur, et que chaque genre et chaque style convoque un autre « soi-même » qu’il faut savoir oublier au plus vite afin que le travail, seul, puisse proposer sa pleine puissance.
Avec Engrenage, Éric Orlov signe un roman qu’il considère comme étant son premier livre mature, celui d’une trajectoire devenue enfin libre.