La méthode Tong Cuong

Valérie Tonc Cuong ©F.Mantovani

Amandine Glévarec – Chère Valérie, je vais tenter une première question tout particulièrement indiscrète, mais il paraitrait que votre adolescence a été pour le moins tumultueuse ?

Valérie Tong Cuong Ce fut une longue période de chaos, de violence et de solitude. J’étais incapable d’en parler, alors j’ai dissimulé ce que je vivais à mes proches. Ces expériences m’ont blessée profondément, mais avec du recul, je constate qu’elles m’ont aussi beaucoup appris.

A. G. – Quelle place occupait la lecture dans votre vie à ce moment-là ? L’envie d’écrire était-elle déjà présente ?

V. T. C. – Je lisais énormément. Grâce à la lecture, je m’extrayais d’une existence qui me pesait, je passais dans une autre dimension où tout redevenait possible. J’ai également beaucoup écrit, des notes, de la poésie, des courriers que je n’expédiais pas. J’exprimais via l’écrit ce que j’étais incapable d’oraliser.

A. G. – Vous vous orientez ensuite vers des études consacrées aux sciences politiques et à la littérature, vu de loin ça peut paraître un peu surprenant, sinon contradictoire, est-ce que vous l’avez vécu ainsi ?

V. T. C. – J’avais envie de mieux comprendre le fonctionnement du monde dans sa globalité. J’ai commencé par une hypokhâgne et une khâgne sans intention de présenter l’ENS, mais plus par goût des lettres, des grands auteurs et des grands textes, ainsi que pour me former à une méthode de travail rigoureuse. Le passage aux sciences politiques était un des ponts possibles après la prépa. J’ai surtout travaillé sur les relations internationales puis sur les politiques publiques et la gestion des organisations.

A. G. – Vous travaillez ensuite de longues années dans la communication, et puis vous décidez de changer radicalement de voie, de vous consacrer à l’écriture. Aviez-vous déjà publié à ce moment-là ou était-ce un pari fou, une pulsion, un ras-le-bol ?

V. T. C. – La vie m’a offert cette possibilité de manière inattendue. En fin d’études, j’avais appris qu’un poste de planneur stratégique junior s’ouvrait dans une grande agence. Un job très particulier, dans lequel on attendait de moi que j’étudie, j’analyse les comportements humains, l’évolution d’une société, de son organisation, de sa culture, de son paysage créatif. Tout ce que j’aimais ! Ma candidature ayant été retenue, je m’y suis épanouie, sans jamais cesser d’écrire. Quelques années plus tard, à la suite d’un changement de management, j’ai perdu mon emploi. J’étais en train de terminer Big, mais j’avais du mal à trouver le temps nécessaire à l’écriture, étant maman et travaillant énormément. Or j’ai perçu des indemnités suffisantes pour prendre le temps de réfléchir à la suite – et surtout le temps de boucler mon roman et l’envoyer aux éditeurs. J’ai compris que c’était une opportunité qui ne se représenterait peut-être plus et j’ai décidé de m’accorder un répit, sans me douter alors que je ne reviendrais plus jamais à cette première vie professionnelle.

A. G. – Votre premier roman – Big – paraît en 1997 chez Nil éditions. Comment étiez-vous entrée en contact avec cet éditeur ? Est-ce un livre auquel vous revenez de temps en temps ?

V. T. C. – J’avais entendu parler de Nil et j’avais été séduite par la description qui m’en était faite : une toute petite structure dirigée par un grand nom. C’était la quadrature du cercle, elle réunissait alors les avantages des petites maisons indépendantes qui prennent très peu d’auteurs mais les choisissent avec soin et s’investissent à 100% derrière chacun d’eux, et les atouts des grandes maisons, avec une distribution solide mais surtout la légitimité, le talent, le savoir-faire et le carnet d’adresses d’une grande éditrice. J’avais l’intuition que cette maison serait idéale pour moi et j’ai tout simplement envoyé mon manuscrit. Nicole Lattès l’a aimé et m’a reçue très vite, avec ces mots :  « j’ai deux choses à vous dire, la première c’est que vous allez devoir retravailler, la deuxième c’est que désormais vous devez être sûre d’une chose : vous êtes un écrivain. »

Cette phrase s’est inscrite en moi pour toujours. C’est ce qui m’a donné la force de tenir dans les moments de doute. Nicole a formidablement soutenu Big, qui a été un grand succès pour un premier roman. Je reviens rarement à mes premiers livres, mais je garde évidemment une tendresse particulière pour celui-ci et une affection indéfectible pour Nicole qui m’a ouvert la voie.

A. G. – En 2000, vous rejoignez Grasset pour trois romans puis Stock quelques années après. En 2013, paraît chez JC Lattès le très remarqué L’Atelier des miracles. Quels rapports entretenez-vous avec vos éditeurs, est-ce que le fait de se sentir bien dans une maison est une des clefs du succès ?

V. T. C. – C’est parfois sur un texte que tout se joue. Où je suis était considéré comme beaucoup trop noir pour la ligne éditoriale de Nil, c’est ce qui m’a conduite chez Grasset.

Cependant la relation à l’éditeur demeure primordiale. Ma rencontre avec Karina Hocine, qui me publie actuellement chez Lattès, a été très importante dans mon parcours. Elle est une éditrice de grand talent, apporte une vision, m’accompagne avec beaucoup de finesse. Nous sommes dans une relation de confiance et de transparence, des valeurs essentielles à mes yeux.

A. G. – Vous avez à ce jour publié une dizaine de romans. Existent-ils des liens entre eux, des obsessions que vous continuez de poursuivre ? Sans vous demander de choisir entre vos livres, par lequel conseilleriez-vous à un lecteur qui ne vous connaitrait pas encore de découvrir votre œuvre ?

V. T. C. – Le lien, l’obsession est probablement l’être humain face au défi de l’existence. Pour ce qui est de choisir, c’est très difficile, les thématiques sont très différentes, certains sont sombres, d’autres lumineux. J’ai tendance à recommander mon dernier livre, tout simplement car c’est celui qui occupe le plus de place dans mon esprit. Ceci dit, il s’agit en l’occurrence d’une histoire qui se déroule pendant la seconde mondiale. Or c’est mon seul roman à dimension historique, donc on ne peut pas dire qu’il soit représentatif de l’ensemble.

A. G. – Vous êtes par ailleurs scénariste, en quoi ce changement de registres impacte-t-il sur votre écriture, y retrouvez-vous le même plaisir ?

V. T. C. – C’est un exercice complètement différent, les deux terrains sont cloisonnés chez moi. Cependant je retrouve le même plaisir dans les deux cas de travailler en profondeur les personnages.

A. G. – Par amour est paru en 2017 chez JC Lattès et en janvier 2018 au Livre de poche. C’est un roman d’une grande émotion qui prend place dans un contexte historique très particulier, cela a dû vous demander un temps de recherche considérable ?

V. T. C. – J’ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes, qui m’ont accélérée dans mes recherches. Heureusement, car les principaux sujets abordés, que ce soit les dégâts collatéraux infligés par les Anglais ou l’envoi de centaines d’enfants en Algérie étaient demeurés enfouis. De plus les archives du Havre, où se déroule une grande partie de l’histoire, avaient été réduites en cendre pour la période 42-44. Pour finir, je me suis trouvée face à une montagne de documents passionnants, témoignages, presse, courriers, ouvrages universitaires, etc. Cela a pris des mois pour que je les étudie.

A. G. – Quels rapports entretenez-vous avec votre public, avec vos confrères ? Être sollicitée pour participer à des rencontres tient-il plus du plaisir ou de la contrainte ?

V. T. C. – Dans l’absolu, c’est un plaisir. Rencontrer ses lecteurs, c’est passionnant, fort, c’est un véritable carburant, tout comme rencontrer les libraires qui nous défendent avec tant d’engagement. Mais lorsque les sollicitations sont trop nombreuses, cela devient impossible à gérer. On ne peut être sur la route 7 jours sur 7, il faut alors dire non, et c’est toujours avec regret.

A. G. – Quels conseils pourriez-vous apporter à un auteur qui aimerait voir son rêve réalisé en se voyant publié ? Les grosses maisons paraissent inaccessibles, le sont-elles vraiment ?

V. T. C. – Il y a une grande part de chance. Les grosses maisons reçoivent un nombre considérable de manuscrits. Ils sont lus (ou en tout cas regardés) par des personnes très différentes au sein de leurs comités de lecture, qui peuvent donc être sensibles à des textes différents, même si toutes ces personnes sont censées savoir identifier un texte à potentiel. Cependant ces maisons ne peuvent pas tout publier, donc elles refusent beaucoup de textes qui ont des qualités évidentes. Cela, il ne faut jamais le perdre de vue. Si vous devez retenir 20 candidats sur 2000, et que 200 sont excellents, vous en laisserez quand même 180 excellents sur le côté. Il ne faut donc pas se décourager après des refus.

Il y a aussi un risque à être publié pour son premier roman dans une grande maison, c’est celui d’être « enfoui » au milieu de l’actualité des autres auteurs déjà bien installés. La petite maison présente un intérêt évident, c’est qu’elle n’a pas le droit à l’erreur. Chaque signature l’engage économiquement, donc un petit éditeur croit forcément à 100% à ses auteurs. Mais il a moins de puissance de tir. Il faut notamment s’assurer de la distribution. Le livre sera-t-il bien mis en place ?

Une fois que l’on a dit tout ça, il est important de garder en tête deux fondamentaux. Le premier, c’est que la bonne maison, c’est celle au sein de laquelle le texte trouve naturellement sa place. Il est donc indispensable pour l’auteur de s’interroger sur les lignes éditoriales. On n’envoie pas le même texte aux Éditions de Minuit, au Dilettante ou chez XO ! Le deuxième c’est que le rapport à l’éditeur est capital. Sentir que celui-ci a compris votre texte, peut et veut l’amener plus loin, est complètement enthousiaste, ça change tout. La foi d’un éditeur peut faire la différence.

A. G. – Enfin, chère Valérie, je vous laisse le mot de la fin, un projet, une actu, un scoop, une lecture…

V. T. C. – Merci ! Je profite donc de cette interview pour souligner le travail de la Fondation M6, qui vient de lancer la 3e édition du concours d’écriture Au-delà des lignes en partenariat avec l’Éducation nationale et le Ministère de la Justice, pour lutter contre l’exclusion des personnes détenues en rupture avec l’écriture. Je suis membre du jury et fière de participer à ce travail de sensibilisation et d’accompagnement des détenus. Lire et écrire est un outil fondamental de liberté.