Mal-être, malaise. Serait-ce les comptines enfantines, les contes pour enfants, qui essaiment le récit, petits cailloux, petits bouts d’enfance, de nos enfances, qui me sèment et me perdent dans ce récit, serait-ce le loup, dont on se dit que oui il a été louveteau et qu’avant de se voir pousser des dents il en a eu quelques-unes de cassées, au fin fond d’une cave, d’une cave d’où ses parents n’ont pas voulu le tirer, l’ont laissé enterré. Ce n’est pas le fond, c’est la forme qui me chagrine, de ces gros chagrins d’enfants, on pleure on pleure, on ne sait même plus pourquoi on pleure mais on sait qu’il faut encore pleurer, pour attirer l’attention, pour être attiré dans les bras des grands, de ces chagrins je ne garde rien, qu’un souvenir lointain, comme ce livre sera lointain. Dans le ventre du loup et dans la tête du loup, mais rien à y trouver, il n’y a rien qui puisse excuser, pardonner, d’avoir à son tour souillé l’innocence, enlevé une enfant, dévoré une enfance. Il y a la petite Sophie tuée par le monstre, et il y a le monstre, et puis il y a Héloïse, et son ventre qui se tord quand elle prend la mesure de ce qui lui a été volé, de tout ce qu’elle a occulté.
Je convoque ce que je peux de l’enfance 1986, j’ai cinq ans : le sable, l’odeur des pins, le papier peint, les conjonctivites qui empêchent d’ouvrir les yeux le matin, Alexandre et la tente de camping dans le jardin, la tenue de carnaval, les gens qui n’existaient déjà plus. L’oncle mort dans la forêt, l’arrière-grand-père, mais elle, Sophie, où est-elle passée ?
Marcher dans les décombres de soi et essayer de reconnaître un nom. Aller se balader du côté des ruines de souvenirs, mais rien, que dalle, le cerveau est bousillé. Sensation que de grands arbres sont en train de prendre racine. Une forêt naissante, avec un crépuscule, l’odeur de la terre retournée, une guerre, bon Dieu, où sont les sages-femmes ? On n’accouche pas seule d’un fait divers !
Comment peut-on oublier sa cousine, comment digérer adulte que l’on nous ait menti enfant, comment comprendre qu’à vouloir nous protéger on nous a exposé à ce qui ne s’avale pas et ne s’avalera pas, un mensonge, trop gros. Drôle de secret de famille et drôle de famille, si Héloïse ne s’étend pas sur les liens rompus, elle les évoque et tente sans succès, vains, de les renouer. Mais l’omission, le manque, ont pris toute la place, la béance, la faille, seules restent. Et l’absence, l’absence même des larmes. Héloïse se retourne et Héloïse comprend, Héloïse fait de cette histoire tronquée un conte pour l’enfant qu’elle n’est plus, qu’elle a été, et qu’elle a oubliée. Nous avons tous besoin de nous raconter notre petite histoire. Les loups sont partout et ce qui est perçu, petits, n’est pas fragments, autre point de vue, on vit avec les monstres, on les affronte. Plus grands, on leur donne des noms. Casser le sort, faire cesser le silence, un livre rachat, expiation, explication, hommage, souvenir, comblement. Mettre des noms oui, mettre des mots, à quoi bon.
Je défonce la pochette pour de bon. Shlak, shlak, se répandent sur la table des courriers d’avocats, un dessin et des lettres avec une écriture de môme. Dedans, je lis : « Je n’ai pas remercié Héloïse pour son joli dessin. C’est que maman ne m’a pas donné tout de suite (après avoir envoyé la lettre) son dessin. » Rayon de soleil, je dessinais pour elle. Pour Sophie. Et ce dessin que représentait-il ? Sûrement une maison, avec des bonshommes. Mais plus que tout, ce dessin c’est la pièce à conviction irréfutable qu’un jour Sophie avait fait partie de ma vie, de mon paysage émotionnel. Ensemble, nous allions à la mer, et Sophie avec son frère venaient en vacances chez nous, ce sont les derniers mots de la lettre : « Aux prochaines vacances, Sophie ».
Mais toujours la forme, trop ronde dans le style, trop hachée dans les trop courts chapitres, les voix s’entremêlent ce n’est pas un souci, qu’Héloïse intervienne autant qu’elle le souhaite, c’est son histoire, qu’elle se la réapproprie c’est normal, et c’est sain. Mais les dialogues, paroles envolées, désir de les fixer, de les inventer. Je comprends, je lis, mais je n’entends pas. Mais les ponctuations, les historiettes, les procès-verbaux, la fiction parfois, c’est trop, trop souvent, ça me coupe, et même en essayant de les occulter, respiration coupée, attention fracturée. Brutal sans doute que j’attende de l’os là où justement Héloïse rafistole, répare et est bien obligée de remettre de la chair et du cœur. Histoire de famille et histoire de mémoire, douloureuse car incomplète, mais histoire, famille, mémoire, qui ne sont pas miennes et dont je ne sais, en fait, que faire. Dans le ventre du loup, témoignage, thérapie. Merci Héloïse Guay de Bellissen d’ainsi vous confier à livre ouvert, je vois le chemin, je comprends le parcours, j’ai de la peine, bien sûr, mais les loups, mes loups, sans doute, ne sont pas vos loups, les traces se perdent et je ne m’y retrouve pas, pas mon compte.
Jusque-là, il avait pensé que son ennemi juré c’était son cousin Théo. Il est roublard, bon élève, lèche-bottes à tel point qu’il lécherait volontiers toutes formes de chaussures, pas regardant le Théo. Une vraie brosse à reluire. Maintenant, son ennemi intime c’est l’enfance, parce qu’elle l’a abandonné d’un coup. Depuis hier, il s’est lavé les dents un nombre de fois incalculable. Jamais il n’aurait cru avoir une hygiène dentaire aussi irréprochable, comme quoi tout arrive. Il a neuf ans, et essaye dans la salle de bains de faire mourir ce qu’il vient de vivre. Il est au seuil de sa propre dispersion, il veut en parler à ses parents mais sa petite gueule ne peut prononcer les mots, qu’est-ce qu’il lui reste ? Écrire, et il écrit bien, la trace sera peut-être plus belle que prévu. Drôle de rédaction qui le rend en colère, coupable, humilié, humiliant, et tout un tas d’adjectifs qu’il ne connaît pas mais dont il apprend les sensations. « Vous énervez pas y a de la place pour tout le monde ! » lui crie son corps. Sans compter qu’il n’a pas le cadeau de Noël pour sa mère et ça, ça le flinguerait presque. Elle est dans le salon en train de tricoter un de ces pulls hideux aux manches toujours trop grandes, mérite-t-elle qu’on lui offre un présent ? Vraiment ?
Éditions Flammarion – ISBN 9782081411012