Plus qu’un livre, une rencontre, plus qu’un amour, une répulsion. Rencontre il y a, deux fois, avec le narrateur non omniscient mais omniprésent – l’auteur ? – et le personnage, son jouet, bien décidé peut-être à prendre la tangente, à n’en faire qu’à sa tête (qu’il perd ?), à suivre les ballerines bleues au lieu de se rendre à son rendez-vous. Amour, je ne sais pas, pas ce qui guide ses pas, pas ce qui guide mes yeux, lecture entêtante qui entre plus, non dans un processus réflexif, mais dans un rapport, double, triple, malsain. Ce livre agace autant qu’il accroche, à la deuxième lecture, qui n’est pas de trop, le même constat, dans le même temps l’envie de l’envoyer balader, et l’impossibilité de le faire. L’auteur , nommons-le ainsi, bien que dans ce jeu de miroir ce terme ne soit pas assez trouble, débute en nous faisant part de son obsession, une histoire qui tourne et qui tourne, celle de Philip, et des ballerines bleues. Par quel miracle littéraire fait-il de son obsession notre obsession, par quel procédé, malgré l’absurde qui se trame, l’impossibilité très claire de s’attacher aux pas d’un personnage qui vrille, et même une fiction qui est peut-être une réalité mais qui tient plutôt du décor assumé, nous tient-il en haleine, en agacement, jusqu’à la fin ? Hagard, déconnecté, hors du monde, de notre monde, de nos vies, et pourtant il y entre, Philip, et malgré toute la volonté de le rejeter, il y restera.
Je sais tout, et je ne saisis rien. Je connais la chronologie des événements. Je sais comment l’histoire commence, je connais le jour et je connais le lieu : c’est le kiosque à bretzels devant le grand magasin à Bellevue. Je sais quand elle prend fin, soit trente-six heures plus tard, tôt le jeudi matin 13 mars sur un balcon, quelque part en banlieue. Les événements intermédiaires sont aussi clarifiés : l’histoire de la fourrure, la première nuit froide dans la voiture, le porte-monnaie égaré, la pie, la chaussure perdue, le mathématicien japonais décédé – ces faits sont indéniables. Mais les circonstances, les conditions qui ont permis ces événements restent obscures. Et plus j’entre dans les détails, plus le monde dans lequel l’histoire s’est déroulée devient flou. On pourrait penser qu’il en va pour moi comme dans une expression bien connue ; mais la forêt, j’y tiens, est une pure hypothèse, un système abstrait qui n’existe pas en réalité. La forêt se décompose en arbres, comme le ciel se décompose en planètes, en étoiles et météores.
Hagard le personnage, happé le lecteur. Expérience de lecture plus que lecture et pourtant tout se tient, les faits sont là, ils peuvent se résumer, se mettre en mots, en d’autres mots. C’est l’histoire d’un homme qui attend, un rendez-vous professionnel qui ne vient pas, et qui du coin de l’œil voit une paire de ballerines bleues, non celle qui les porte, juste des ballerines bleues. Alors l’homme suit les ballerines, n’ira pas à son rendez-vous, ne répondra plus à ses appels, laissera sa vie, toute sa vie là en plan. Les ballerines mènent leur vie et prennent le train, font les magasins, rentrent chez elles, et Philippe les suit pas à pas, sans tenter quoi que ce soit, il est perdu déjà, perdu dans son obsession qui l’emmènera là-bas, à attendre, à attendre, à attendre. Oublié le travail, oubliées les obligations, oubliée sa vie, jusqu’à son enfant oublié.
Suite à mes vaines tentatives de trouver un lien entre les images, je suis parvenu à la conclusion que c’est moins cette histoire en tant que telle que je ne comprends pas, qu’il s’agit plutôt d’expliquer mon implication, de découvrir ce qu’elles veulent me dire, ces visions qui me fascinent, m’ensorcellent et m’ont parfois entraîné au bord de la folie. Mon existence tient à cette histoire, j’essaie de m’en persuader, et en même temps je sais combien je suis ridicule, je n’ai rien à craindre, je pourrais laisser les événements de ces jours de mars de côté et il ne m’arriverait rien, je pourrais continuer ma vie comme d’habitude. En effet, je serais sauf si je pouvais admettre mon échec face à l’histoire de Philip. Elle est trop grande pour moi – bien qu’elle semble très simple. C’est comme si j’oubliais quelque chose à chaque tentative, un détail qui est indispensable, comme si je perdais un signe susceptible de me mettre sur la bonne piste. Je sais combien de fois je l’ai juré en me mentant à moi-même comme un ivrogne à propos de son derrière verre. Je suis un joueur aux abois qui fait distribuer les cartes une dernière fois – je veux me risquer dans une nouvelle tentative, une fois encore je ferai revivre les événements, une fois encore, puis les choses en resteront là.
Et puis il y a le narrateur, de qui se joue-t-il, de Philip ou de nous ? Qu’est-ce qui le guide ? Suivre Philip à la trace et se laisser surprendre, ou nous attacher aux pas de son personnage et nous laisser nous perdre ? On s’agace, je m’agace, car ce narrateur, non pas Lukas Bärfuss, je ne crois pas, ça serait trop simple, ce n’est pas un livre simple, joue les étonnés mais je le soupçonne de duplicité, j’aimerais des réponses claires, des pourquoi, des comment, une logique, un semblant de logique, mais non. Agacement naturel des romans de l’absurde qui prennent place dans une réalité qui pourrait exister. Hagard n’est pas un roman, c’est un chemin, un parcours, une découverte en direct (ou pas) du processus créatif. Lukas Bärfuss est dramaturge, ne l’oublions pas, et niveau drame, plantage de décor et filage, il se tient là. Est-il le jouet de son personnage qui va où il va sans savoir même pourquoi, est-il celui qui tient les ficelles et les noue autour de son lecteur pris au piège ? Il se trame quelque chose, il se joue quelque chose que nous ne sommes peut-être pas en mesure finalement d’appréhender, ce qui pourrait expliquer ces sentiments doubles et troubles, de curiosité teintée de répulsion, de fascination mêlée de dépendance. Incapable de vous dire si j’ai aimé ou non, je garde surtout le sentiment d’avoir vécu quelque chose d’assez particulier. Encore un paradoxe, celui de la lectrice qui vit, sans voir.
Et dans une cohue que la porte tournante rejetait à la pelle hors du grand magasin, il vit aussi une paire de ballerines bleu prune, deux farouches belettes perdues dans le piétinement, dans une cavalcade de chaussures basses et de lourdes bottes. Il n’en vit pas plus, la jeune femme qui se frayait un passage dans la foule resta invisible. Philip tourna la tête pour en distinguer davantage. Un instant, sa silhouette sembla petite, gracile, vulnérable. Il la pensa dans la vingtaine. Il ne put discerner son visage, mais à ce moment-là déjà, son parfum lui monta sans doute au nez, ou l’idée de son parfum, rose ou jasmin. Ses cheveux brillaient, un reflet de poudre, de lait et d’huile les entourait. Ce n’était pas pour plaire qu’elle donnait à sa peau ce dont elle avait besoin, elle faisait que valoriser son corps, qu’elle bougeait avec grâce et agilité autour d’individus inattentifs. Et lorsqu’elle se détacha de la cohue, Philip crut reconnaître un geste de sa main ou de sa tête, un mouvement qui l’attira, l’invita la suivre, ce qui ne pouvait être qu’une illusion, car elle ne l’avait sans doute pas remarqué. Mais il n’y avait pas de doute pour Philip : elle le visait, elle lui envoyait un signe. Il se dégagea de son pilier et suivit la jeune femme dans la marée humaine.
Éditions Zoé – ISBN 9782889275090 – Traduction (allemand) de Lionel Felchlin