Le Mystère Croatoan – José Carlos Somoza

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Tout commence par un désappointement. On m’avait tellement vrillé les tympans avec le talent de Somoza que brutale déception : style descriptif, dialogues qui tombent à plat, personnages sans profondeur. Je ne sais pas encore pourquoi je le lis, mais je sais déjà pourquoi j’aurais pu ne pas le lire. Mais (il y a toujours un mais), si l’auteur est piètre styliste, admettons qu’il est excellent conteur, il ne me faut qu’une vingtaine de pages pour me retrouver ferrée, non pas à une voix, mais à une histoire, et comme parfois je suis – aussi – là pour ça, tout finit par s’arranger entre lui et moi. Ça s’arrange tellement bien, qu’en quelques jours c’est plié. Les jalons sont posés, je veux mes réponses.

Tout était très mystérieux, mais il existait plusieurs hypothèses plausibles : les colons avaient tenté de s’enfuir et ils avaient péri en mer (le bourg se trouvait sur une île) ; ils s’étaient fondus dans les tribus locales ; avaient déménagé clandestinement… La Toile regorgeait d’explications plus exotiques les unes que les autres : ils avaient été enlevés par des aliens ; étaient partis en voyage vers une autre dimension ou avaient voyagé dans le passé… Des inepties de ce genre. Une page éveille sa curiosité. Elle provient d’un site qui recense des événements inexplicables et figure à la rubrique « Disparitions mystérieuses ». Roanoke semble ne pas avoir été un cas isolé. En 1930, par exemple, environ mille personnes du village inuit d’Angikuni disparurent. Et il n’y avait pas eu que des villages. En 1872, un bateau appelé Mary Celeste fut retrouvé sur l’Atlantique. Son équipage avait disparu, là encore il ne semblait pas y avoir de trace de catastrophe naturelle ou de violence à bord. Plus de cinquante bateaux et deux dizaines d’avions avaient disparu dans le célèbre triangle des Bermudes…

Qu’est-ce qui pousse les hommes à se comporter comme des animaux, à se mêler à eux en tableaux dignes de Bosch, à adopter des comportements grégaires et mortifères a priori dénués de logique ? Et surtout, surtout, comment Carlos Mandel, disparu depuis deux ans, après un séjour en hôpital psychiatrique, avait-il pu prévoir ces troubles apocalyptiques en programmant l’envoi d’un mail à son équipe AVANT de mourir !? Un mail qui ne contenait qu’un seul mot : CROATOAN. LE mot retrouvé gravé sur le tronc d’un arbre, seul souvenir des habitants d’un village de l’actuelle Caroline du Nord ayant très mystérieusement disparu au XVIè siècle. Pourquoi (il y a toujours un pourquoi) et comment, avait-il pu demander à un tiers d’installer une caméra à un endroit et à un moment extrêmement précis, anticipant ainsi le comportement trouble d’une famille lambda partie pique-niquer (toujours deux APRÈS son décès) ? La figure de Carlos Mandel est à elle seule trouble mais à vrai dire les événements vont se précipiter à une vitesse telle qu’il va falloir agir au lieu de réfléchir. Mais où aller quand même le ciel n’est plus un refuge ?

« La clé », se dit-il. Ce n’est qu’une fois qu’il en connaîtra le contenu qu’il pourra se protéger, ou du moins essayer. Un produit toxique ? Il ne croit pas. Un virus ? Peut-être. Mais ce sinistre ordre des suicides, cette alternance mathématique d’humains se jetant par les balcons dans ce silence précis et maladif… La famille Jimeco et les employés de la station de radio nus et disloqués au point d’en être méconnaissables, portant des traces de morsures, de déchirures, d’organes éclatés, d’os brisés par les coups… Comme pour les chats et les pies : une lutte sans pitié menée par des êtres aveugles, dévorés par un monstre pris d’une fureur incontrôlable, mais silencieuse et froide. C’était là le pire. Ils s’entretuaient, ou se jetaient par les fenêtres, avançaient ensemble, arrachaient leurs vêtements. Mais le tout en silence. Sans langage, sans expression.

On frôle le fantastique mais c’est bien un roman scientifique que nous livre Somoza. Surfant sur des réalités éthologiques (je vous laisse vérifier la définition), il extrapole jusqu’au vertige. Procédé cher à Kant, alors pourquoi ne pas rajouter un brin de philosophie, finalement, en se disant qu’effectivement, en cherchant bien, on pourrait arriver en bout de lecture en se posant deux ou trois questions (l’homme est-il un animal comme les autres, quid du libre arbitre, etc.) à défaut de se contenter des réponses (qui ne sont certes pas évidentes, mais pas non plus si aberrantes, comme dans tout roman policier, on reste un peu déçu mais on a beau soupçonner la faille ou la manipulation, elles n’existent pas toujours). Sans aller jusque-là, je vous plante le décor, retour aux faits : voilà donc Carmela, son ex diabolique Borja – car une petite histoire humaine se joue aussi au milieu de la Grande – et quelques autres, enfermés dans un laboratoire, au cœur des ténèbres, aux prises avec une armée de zombies. Vont-ils réussir à s’en sortir ? Une nuit (forcément) blanche devrait vous permettre de répondre à cette question. Bonne lecture, et bons frissons !

Carmela ouvre la porte et entraîne une sorte de créature collée à elle. Dans le mouvement, elle tombe par terre, si grande, si inattendue. C’est une femme jeune, nue. Nico et Carmela reculent d’un pas et la lampe danse un instant sur un dos qui se tord comme un grand reptile. Quand Nico cible le cendre, Carmela étouffe un cri. La femme agite ses moignons, elle n’a pas d’yeux, sa chevelure est constituée de mèches dissemblables autrefois sombres. Sa bouche aux lèvres tuméfiées laisse tomber un grumeau. Un énorme ver à bois qui a vu son festin interrompu. Carmela observe un sillage de conglomérat peint avec du sang sur la porte, un travail patient, arachnéen.

Éditions Actes sud – ISBN 9782330090562 – Traduction (espagnol) de Marianne Millon