Ostwald – Thomas Flahaut

otswald

Pas à la fête, le Noël, faut dire que l’avenir, y en a pas. Il aimerait bien peut-être, sans doute, même s’il ne le dit pas, mais que faire, attendre que Marie s’engage, attendre que son père soit plus présent, attendre que le travail se présente, attendre qu’il sache ce qu’il veut ? Non. Ça ne sert à rien d’attendre, ou de tenter, alors autant se résigner, de fait, d’avance, et tout garder à l’intérieur, garder juste un œil sur le frère ainé, respecté, admiré, peut-être haï quelque part, et quand bien même un accident nucléaire vient tout chambouler, à quoi bon s’affoler, à quoi bon se sentir concerné, faut suivre le mouvement, comme d’habitude, se (laisser) distancer, se distancier. Insaisissable Noël, que l’on pourchasse à travers les pages, que l’on cherche à travers les lignes, envie de le prendre entre quatre yeux et de lui dire de se réveiller, mais le regard est fuyant, bel exercice de style que celui de Thomas Flahaut qui campe là un personnage flou mais fascinant.

Le rougeaud n’a pas lâché Marie depuis la Salamandre. Il la presse de questions, acquiesce bêtement en l’écoutant raconter son entretien d’embauche et tout le reste, sa vie à Paris, les stages qu’elle accumule, ONG, institutions publiques, coordination de projets à l’étranger. Ils parlent tous le même langage, mêlant à leurs phrases des termes anglais à la signification très vague pour moi. Même Félix qui, après avoir terminé l’université, semble décidé à ne faire que dormir. Tous sont sortis de la vie d’étudiant, se tiennent au bord de l’avenir. Moi, je ne trouve rien à dire, les yeux dans la nuit striée par les flocons de neige qui s’écrasent sans bruit sur les vitres du tramway. Dans quelques années, je serai à leur place. Je vois la catastrophe arriver. Marie nage avec assurance dans un océan où je ne vois que la possibilité de la noyade.

Ce qui l’est tout autant, fascinant, c’est la catastrophe annoncée qui fleure bon la réalité, et pourtant ça sent mauvais, la vieille centrale – Fessenheim – qui s’alarme. Ça c’est comme tout le reste, on l’attendait sans l’attendre, aussi clair que l’absence, celle des autres, qui sont là, on vit avec, on vit à côté, on vit en soi. Doucement, insidieusement, tout se dégrade, plus qu’une alarme, un cataclysme, dans les rues les militaires, les masques à gaz, il faudrait fuir, vite, mais on s’englue, on ne s’affole pas, passivité. Les pastilles d’iode périmées dans la soupière, les infos qu’on zappe pour regarder le tiercé, le train qu’on ne prend pas, même pour rejoindre sa mère, bien la seule à s’inquiéter. Étrange portrait d’une génération molle, àquoiboniste, indifférente, peu concernée. L’Alsace prend des allures de zone de guerre, la panique et les routes encombrées, le réseau qui ne passe plus, tout s’agite, mais pas Noël, pas non plus Félix. Bientôt l’évacuation obligatoire vers un camps retranché, la carte de réfugié qu’on enfonce bien au fond de sa poche pour l’oublier, les lits de camps de fortune. Le lecteur s’angoisse, Noël parle d’ennui. Que faudra-t-il qu’il arrive pour qu’enfin il se bouge ? Comme incapable de s’extraire de lui, même après, après le camps, dans d’autres lieux, là où l’on (se) fuit dans des mélanges explosifs, la seule pulsion qui l’agite est celle de son coeur qui se contracte, parfois, rarement. Une sorte d’impossibilité d’être conscient au monde qui l’entoure qui vire à l’inconscience. Réflexes ataviques plus que réflexions, ne pas intervenir, courir, ne pas toujours contenir sa violence. J’ose : pas un cadeau le Noël.

Une voix caverneuse accompagnée de relents de vinasse et de champignon mêlés. L’haleine de la Gargouille. Elle est sortie de sa niche pour venir voir le spectacle. Dans le calme de sa vie d’ermite, il faudrait bien plus qu’un incident nucléaire pour l’étonner ou l’inquiéter. On le sait depuis longtemps, la centrale fuit de partout, elle surchauffe, ses réacteurs s’arrêtent sans raison. À chaque élection, on parle de la fermer et rien ne se passe. La série d’accidents et de pannes reprend. Toute la région a appris à vivre avec la menace d’un accident et on s’est toujours un peu moqué de cette vieille passoire. Mais aujourd’hui, la force des habitudes, les sons réconfortants du tiercé et du quinté + ne parviennent pas à évacuer l’idée de la catastrophe qui fait vibrer l’air du PMU. Un courant électrique qui traverse les corps et les esprits.

Il y a une fraicheur dans les premiers romans, parfois, cette fois-ci bien confirmée par Ostwald. D’un côté Thomas Flahaut n’hésite pas à nous offrir la violence d’un quasi post-apocalyptique qui se passe ici, chez nous, dans des territoires qui nous sont familiers, au moins de nom, d’un autre il ne se pose pas de questions et nous livre des personnages qui ne s’en posent pas non plus. Une placidité qui n’a pas besoin de se justifier, qui est là, compréhensible ou pas, qu’importe. Il y a un fil rouge et il est ténu, courts chapitres hachés, atmosphère si particulière, montée en puissance et en stress. Les mots sont ceux du désastre, de l’angoisse, mais l’émotion ressentie est tout autre, c’est subtil. Il n’y a plus qu’à attendre, le second opus, pour confirmer ou infirmer qu’ici une plume se dessine.

Des cercles colorés se déploient comme des ondes autour de la centrale, à travers les forêts noires recouvrant les ballons vosgiens, les champs et les zones urbaines, plus claires. Un journaliste décode la signification des couleurs. Rouge : déjà évacué. Orange : à Paris, on y réfléchit. Jaune, couleur qui recouvre le territoire de Belfort : il n’y a théoriquement rien à craindre. La prise régulière de pastilles d’iode est tout de même nécessaire. La télévision et le monde bégaient. Et nous, nous les écoutons, nous les regardons bégayer. Tout le pays doit être comme nous. Les yeux vides, la bouche ouverte et les idées engourdies, figé dans l’atmosphère de peur diffuse d’avant les grandes paniques. Fixant silencieusement les lumières de la télévision qui colorent le brouillard des événements. Regardant, anxieux, si l’endroit où l’on vit est plongé dans le rouge, l’orange ou le jaune et soupirant, soulagé, si on se trouve assez loin du rouge. Après le jaune, c’est le vert des forêts. S’il y a un danger là, il est invisible, et c’est au moins une consolation.

Éditions de L’Olivier – ISBN 9782823611656