Entretien avec Emmanuel Pierrat

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Amandine Glévarec – Cher Emmanuel, vous avez une carrière littéraire impressionnante, sur laquelle nous allons revenir, mais étonnamment vous y entrez par le biais du Droit. Vous êtes spécialisé dans la propriété intellectuelle, pouvez-vous nous en dire plus sur ce qui vous a amené à emprunter cette voie et sur certaines affaires que vous avez plaidées ?

Emmanuel Pierrat – J’ai voulu devenir avocat, à l’âge de quatorze ans, parce que j’étais fasciné par les grands procès, non seulement ceux où l’on jugeait les assassins, mais aussi les écrivains, étant un lecteur insatiable depuis que je sais lire. Caressant l’espoir d’obtenir la libération d’un Antonin Artaud ou d‘une Camille Claudel, j’ai naturellement choisi de m’orienter vers la propriété intellectuelle, littéraire et artistique. Mais, lorsque j’ai embrassé cette voie, seuls les saltimbanques et héritiers égarés suivaient cette vocation. Depuis, le climat a changé et ma spécialité officielle est devenue à la mode. C’est en quelque sorte la version culturelle de la veuve et de l’orphelin, ou, germanopratine, de l’innocent condamné à tort. L’avocat est alors le dernier recours, le seul à pouvoir sortir des griffes de la famille, de l’institution, de l’asile ou du cachot, de la société, l’artiste maudit injustement embastillé. Je rêve, depuis que j’ai prêté serment, d’une telle cause, qui me vaudrait des remerciements éternels et une forme de postérité dans le monde des arts et lettres. L’occasion de briller au service des muses et au détriment de la barbarie humaine s’est vite présentée, à moi, que ce soit pour faire sortir un peintre de l’établissement psychiatrique à temps pour le vernissage de son exposition ou pour défendre des écrivains de renom comme Michel Houellebecq.

A. G. – Par ailleurs, vos compétences vous ont permis de devenir agent littéraire, un métier qui est finalement assez mal connu en France et pas très populaire auprès des éditeurs, pourriez-vous nous en expliquer les ficelles ?

E. P. – Depuis 2012, j’exerce en effet les fonctions d’agent d’artistes littéraires et artistiques et suis, à ce titre, inscrit auprès du Ministère de la Culture. Cette fonction consiste à accompagner mes clients artistes et auteurs dans le cadre de la négociation de leurs contrats et de la promotion de leur carrière. Pour décrire cette activité, je reprendrai la formule de mon éminent confrère, François Samuelson qui a affirmé qu’être agent littéraire « c’est transformer l’encre en or ». C’est un métier où il est difficile de se faire sa place dans la mesure où le milieu littéraire est minuscule et incestueux. Auteurs et éditeurs passent déjà leur vie ensemble, autour de Saint-Germain-des-Prés et n’ont, bien souvent, pas besoin d’agent. Mais je parviens à me différencier en apportant à mes clients des conseils en droit de l’édition et en relevant les écueils juridiques qui pourraient exister au sein de leurs manuscrits. La possibilité de pouvoir lire des livres avant leur incarnation représente, pour le bibliophage que je suis, un immense privilège qui fait tout mon plaisir.

A. G. – Pour enchaîner subtilement sur les livres, vous êtes aussi Directeur de la Grande Bibliothèque du Droit. Les livres ont-ils toujours été présents dans votre vie, depuis votre enfance ? Quel rapport charnel entretenez-vous avec eux ?

E. P. – Il y a quelques années, j’ai écrit un essai Aimer lire, une passion à partager dans lequel j’exprimais les multiples raisons qui font le bonheur de lire et donnais des arguments pour mieux communiquer cette passion. Je m’y posais notamment la question : « Aimer lire, est-ce contagieux ? Comment cela s’attrape-t-il ? ». En ce qui me concerne, je revendique, à l’instar de Jules Renard, d’avoir été « élevé par une bibliothèque », mes parents n’étant pas particulièrement dévoreurs de livres. Mais je n’ai pas à me plaindre : l’appartement familial n’était pas complètement dépourvu de livres, contrairement à certains de mes amis qui ont grandi dans des maisons où le seul « livre » était l’annuaire téléphonique… Je peux tout de même affirmer que je suis, en quelque sorte, né une deuxième fois en découvrant, enfant, les richesses de la bibliothèque Elsa Triolet de Pantin, là où j’ai grandi. Grâce à ma première institutrice, qui m’a initié aux joies de la lecture, je suis devenu un lecteur glouton. Prenant ses racines auprès d’« Elsa », ma bibliophilie actuelle tient à la fois du fétichisme, de la nostalgie des lectures d’enfance, de l’attrait pour la sensualité du papier, et sans doute de ma collectionnite – une autre de mes passions. Je collectionne, en effet, de manière quasi compulsive, certains genres particuliers d’ouvrages comme les curiosa érotiques ou les livres censurés.

A. G. – Vous êtes membre du conseil d’orientation du Centre Africain pour la formation à l’édition et à la diffusion (CAFED). À l’heure où des questions se posent par rapport à la francophonie, êtes-vous sensibles aux auteurs francophones non français ? Auriez-vous des conseils à donner aux auteurs pour les aider à se faire connaître et entendre dans l’hexagone ?

E. P. – Je viens d’être élu, en janvier dernier, Président du PEN Club Français pour un mandat de trois ans. Il s’agit d’une très ancienne association (présidée à ses débuts par Anatole France, Paul Valéry ou encore Jules Romains), qui prolonge, dans l’Hexagone, les ambitions du PEN International, organisation qui relie une communauté mondiale d’écrivains. Même si le PEN Club a pour but premier la défense des libertés d’expression et de création, j’ai pour ambition de développer la thématique de la francophonie et de la diversité linguistique. Nous organisons, à ce titre, un colloque à la fin du mois de mai 2018, une journée sur le thème de la « liberté d’expression à l’épreuve de ses langues ». J’invite donc tous les auteurs francophones, quelles que soient leurs nationalités, à prendre contact avec le PEN Club Français et, pourquoi pas, y adhérer.

A. G. – Ce rapport à la langue passe aussi par la traduction, exercice auquel vous vous êtes prêté et qui est assez fascinant. Comment rendre l’âme d’un texte en le transposant dans d’autres mots ?  

E. P. – Cette question mérite, à elle seule, d’y consacrer un livre. Mais, je n’ai pas la prétention de m’approprier le sujet de réflexion de remarquables linguistes qui se sont déjà penchés sur la question, comme Georges Mounin ou Pierre Leyris. Cette problématique se posait déjà au XVIe siècle chez Joachim du Bellay qui reprenait à son compte l’adage italien « traduttore, traditiore ». C’est justement parce que « traduire, c’est trahir », qu’il s’agit là d’un exercice particulièrement difficile et périlleux. Le traducteur doit en effet parvenir à être suffisamment brillant pour réussir à se faire pardonner cette trahison originelle. C’est un défi que j’ai décidé de relever en traduisant trois ouvrages, de l’anglais et du bengali. J’ai, depuis, quelque peu délaissé cette activité, principalement par manque de temps. Mais, pour tout avouer, je ressens plus de plaisir – ô combien narcissique – à ranger les traductions de mes propres ouvrages dans ma bibliothèque plutôt que de traduire ceux des autres.

A. G. – L’écriture, enfin, fait partie intégrante de votre vie, aussi bien comme journaliste que comme écrivain. Avec vos nombreuses activités, il semble prodigieux que vous trouviez encore le temps de vous poser pour écrire, récompense ou vraie discipline ? Depuis quand écrivez-vous ? Avez-vous un genre de prédilection ou à nouveau vous frotter à différentes facettes est ce qui vous plaît ?

E. P. – Aimer lire donne bien évidemment le goût d’écrire. Ce n’est pas automatique mais c’est très courant, et du reste assez logique. Toute la question est celle du passage à l’acte. Pour ma part, j’ai caressé très tôt l’idée d’écrire des livres. J’ai commencé prudemment par des manuels de droit. Puis, je me suis tourné vers les essais, avant d’oser m’attaquer à mon premier roman. Aujourd’hui, ma bibliographie, déjà imposante, est loin d’être achevée.  En effet, lorsqu’un sujet m’intéresse, je ressens très vite le besoin compulsif d’en devenir spécialiste. Je finis par vaincre cette envie de m’approprier mes centres d’intérêt en en faisant des livres. Toutes mes passions se concrétisent ainsi par l’écriture. Pour moi, l’éclectisme est source d’enrichissement. Accessoirement, écrire est plus agréable et gratifiant, à tous points de vue, qu’une psychanalyse. Mais, à l’inverse de la lecture, qui doit d’abord rester un plaisant vagabondage, l’écriture est un sacerdoce. Grâce à cet ascétisme que je m’impose, je publierai bientôt mon centième livre. Une fois ce cap symbolique franchi et, pour ne pas me reposer sur mes lauriers, je me promets de faire inscrire dans mon bureau la formule attribuée à Pline : « Nulla dies sine linea », autrement dit : « Pas un jour sans une ligne ».

A. G. – Vous êtes d’ailleurs auteur de livres érotiques, thème sur lequel vous donnez aussi des conférences. Quels livres nous conseilleriez-vous pour découvrir ce genre très spécifique ? 

E. P. – Les meilleurs écrivains se sont frottés au genre érotique, certains une fois pour le plaisir de la transgression, d’autres à répétition, par goût prononcé. Pour découvrir la littérature érotique, il suffit parfois de se replonger dans les classiques pour y découvrir des passages qui mettent « le rose aux joues », que ce soit chez Guillaume Apollinaire, Jean Cocteau, Colette ou Stendhal. Mais, il est vrai que nombre d’auteurs de littérature érotique ont préféré l’anonymat, afin d’échapper à l’opprobre ou à la prison. La clandestinité de la littérature érotique nécessite, dès lors, une certaine initiation. Plutôt qu’une leçon scientifique assommante sur le sujet, je ne peux que conseiller mon Livre des livres érotiques qui emmène le lecteur sur un parcours distrayant parmi de nombreux objets de curiosités, des couvertures grivoises jusqu’aux dessins licencieux en passant par des planches et textes très subversifs.

A. G. – Vous écrivez pour Livres Hebdo des chroniques juridico-culturelles et publiez chez Points une série sur les Grands procès. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre approche particulière ?

E. P. – L’emballement médiatique autour des affaires Alexia Daval et Maëlys témoigne d’une véritable passion française pour les faits divers. Mais, paradoxalement, je constate chaque jour l’ignorance de mes contemporains s’agissant du fonctionnement de la justice. Chacun en rêve, utilise son nom, l’annone dans des textes ou en orne les frontispices de bâtiments imposants, mais peu sont ceux qui en connaissent tous les rouages. Pourtant, « nul n’est censé ignorer la loi » et la vie est en réalité faite d’un enchaînement d’actes juridiques. C’est justement parce que le droit est omnipotent qu’il doit être l’affaire de tous. J’essaye de le rendre accessible par mes billets de blog ou mes opuscules sur les grands procès de l’histoire. Ces activités relèvent d’une entreprise de pédagogie et d’éducation afin de participer à l’édification d’une justice moins obscure.

A. G. – Et pour conclure, bien que nous sommes loin d’avoir fait le tour de toutes vos activités, vous êtes donc depuis janvier 2018 Président du Pen club français. Je connais bien entendu le Pen club de nom, mais avoue méconnaître ses combats, quelle impulsion avez-vous envie de donner, quelles voies de développement envisagez-vous ?

E. P. – Je suis très flatté d’avoir été choisi pour assumer cette fonction. C’est un honneur de succéder à des personnalités aussi éminentes qu’Anatole France, Paul Valéry ou encore Jules Romains. Depuis sa fondation en 1921, le PEN Club a toujours mené le combat de la liberté d’expression. Lors de mon mandat de Vice-Président de cette institution, j’ai eu l’occasion de conduire des missions dans différents pays où des écrivains étaient injustement emprisonnés. Nous sommes intervenus au Kirghizistan, en Ukraine, en Irak, en Turquie et dans de nombreux pays d’Afrique, comme en Algérie où je suis intervenu pour exfiltrer un jeune écrivain homosexuel. Désormais Président, je souhaite continuer de venir au secours des écrivains persécutés. La France, patrie des Droits de l’Homme, ne peut tolérer que 500 hommes et femmes soient aujourd’hui emprisonnés ou assignés à résidence pour leurs écrits. Je suis d’ailleurs convaincu que les écrivains français ont un rôle de vigie à jouer dans ce domaine. Le Pen Club compte plus de mille adhérents, parmi lesquels de très grandes figures comme Pierre Guyotat, Alain Mabanckou ou encore Jean-Marie Gustave Le Clézio. Leur voix doit être entendue.

A. G. – Devant toutes vos réussites, je me demande que vous souhaiter en 2018, une belle carrière politique ?

E. P. – Pour payer mes études de droit, j’ai travaillé pendant quelques années en qualité d’assistant parlementaire du député chevènementiste Jean-Yves Autexier. Puis, rallié à une gauche plus libertaire, je suis devenu conseiller municipal d’opposition du 6ème arrondissement de Paris, de 2008 à 2014. Mais, après avoir été battu aux municipales de 2014 dès le premier tour, je me suis promis de renoncer à la politique politicienne des scrutins directs. Excédé par le militantisme stérile, je préfère la sophistication des intrigues de Palais et les élections où il y a de grands électeurs à convaincre. Mais, même si le Sénat présente l’avantage d’être dans la même rue que mon cabinet, je ne pense pas que je serai candidat aux sénatoriales, pour le prochain scrutin en tout cas… Plus sérieusement, j’estime, en tant qu’avocat, que je peux avoir plus d’influence sur la société en réussissant à obtenir des décisions qui vont faire jurisprudence plutôt que de participer à la construction parlementaire d’une législation démente.

A. G. – Je vous laisse le mot de la fin, un conseil, une lecture, une envie, un combat…

E. P. – Hyperactif, mes longues journées et mes nuits blanches me laissent le loisir d’exercer dix métiers et de mener mille-et-unes vies. Mais si je peux concrétiser tous ces projets, c’est aussi parce que je peux compter sur une belle équipe, soudée et efficace, qui m’accompagne quotidiennement au cabinet. Une fois n’est pas coutume, je tiens à leur rendre hommage par ce mot de la fin.

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Merci à Emmanuel Pierrat
Avocat, écrivain et collectionneur
Conservateur du Musée du Barreau de Paris
Ancien Membre du Conseil National des Barreaux
Ancien Membre du Conseil de l’Ordre