Jupons et violons – Tristan Egolf

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Il y a des injustices et des flagrantes. Que Jupons et violons ne soit jamais sorti du placard, qu’il ne puisse pas tenir dans votre poche, en est une et une grosse. Il y des feux d’artifice et des fulgurances. Que Jupons et violons, dont j’ignorais même l’existence il y a encore quelques jours, entre aujourd’hui dans mon PLP (Panthéon Littéraire Personnel) en est une, il n’y a pas à (se) tortiller, c’est incontestablement l’un des meilleurs bouquins américains que je n’ai jamais lus (de ma vie) (si, si). La totalité de mes attentes assouvies en 217 pages : de l’humour (je suis un public difficile, à moi toute seule), du style (qui s’amuse de l’italique que c’en est un ravissement pour l’œil), des loosers comme il faut (Tinsel est un poème, à lui tout seul), de vrais portraits hauts en couleur (de vrais Cloportes), un récit initiatique (Charlie Evans n’a que 23 ans), un brin d’amour (Française, of course) et aucun (mais alors aucun) temps mort. À toute blinde, ça fuse, un délice qui ne prend même pas le temps de se déguster (mais qui méritera une seconde lecture). Ne l’ouvrez pas si vous n’avez pas le temps de le finir. Mais achetez-le. Et vite (il date tout de même de 2003, il m’est arrivé sous blister, c’est dire si le stock doit être rangé là-bas, tout là-bas, tout au fond de l’entrepôt).

À la mi-décembre, Tinsel annonce son dernier plan : le Système de Troc. Le Système de Troc provisoire de Tinsel : l’Espoir nouveau du Socialiste urbain. Des mois de labeur ont été consacrés au titre et Greetz n’a épargné aucun effort pour le fabriquer. Au mois d’octobre, il est parti pour la Ferme, une entreprise mutualiste de l’Oklahoma, où des « volontaires » explorent les principes de la « réforme sociale alternative moderne ». Ce qui implique de rencontrer des « gourous » de premier plan et de bûcher des piles de revues gauchistes – tout cela dans l’espoir de concevoir un plan qui doit être mis en pratique sur une grande échelle à son retour. Bien sûr, son programme n’est pas clair. Cependant, si je comprends bien, la clé réside dans Marx, le Abbie Hoffman des années 1880… Das Kapital est la Bible de Tinsel – même si sa propre édition, celle qu’il exhibe telle une révélation perdue, survenue sans crier gare, est cornée à la page sept et semble n’avoir pas quitté depuis plus de trois jours le rayonnage où elle a été volée…

Jupons et violons, auquel nous pardonnerons ce seul bémol d’un titre qui ne vaut pas Le Seigneur des porcheries, nous raconte l’histoire de deux copains embarqués dans des embrouilles sans nom, embourbés dans une crasse boueuse, englués dans des gueules de bois sans fin. Charlie Evans, pourtant, est un gentil garçon. La légende dit qu’il est le fils d’un GI afro-américain et d’une prostituée cambodgienne, retrouvé dans une valise tournant sur le tapis roulant d’un aéroport. La réalité veut surtout que cet orphelin, violoniste de génie ayant abandonné son archet après une expérience tumultueuses dans un stade rempli de Teutons, se soit choisi comme frère de galère le pire des branquignols : Mister Tinsel Greetz. Celui qui, toujours barré dans ses envolées délirantes, ne regarde jamais où il met les pieds, au risque bien sûr de se les prendre, sinon dans le tapis, du moins dans le caniveau. Le tout ne manque pourtant ni d’intelligence, ni de verve, rien que les joutes verbales des deux compères valent à elles-seules les 16,50 euros du bouquin. De faux plans en vraies combines, de chasse aux rats en destruction programmée de tous les lieux qu’ils investiront, les deux copains s’offrent le loisir de quelques discussions de haute volée, dont une sur le suicide qui, au vu de la triste mort de l’auteur, ne nous laissera pas indifférents.

Moi, pour ma part, je reste hors du tableau. J’aperçois cependant cette réunion. Alors que je traverse le hall d’entrée, je l’entends, puis je la vois. Tinsel s’agitant dans l’embrasure de la porte, dos tourné, traitant la monnaie officielle de complot capitaliste – une masse de pouilleux accroupis autour de lui se poussant du coude et se bousculant distraitement les uns les autres – une sentine fumante de cuirs et de tresses rasta lardée de relents de patchouli et de piétin… Au début, j’ai l’impression de m’être égaré dans une séance de casting pour le Satyricon. En y regardant de plus près, peut-être L’Enfer de Dante… Je n’arrive pas à croire à certains des choix de Tinsel. Les plus en vue étant Hershell et les Sleestacks, cette bande de peintres rastafaris bien connus pour débouler dans les fêtes sans avoir été invités et mettre à sac tous les appartements où ils pénètrent… Puis un essaim de végétariennes militantes de la Cabane céréalienne bio de Baltimore Avenue – parquées sur le canapé, faisant tourner leurs amphètes, manifestement épouvantées par la bande de carnivores… Et puis encore de nombreux zombies à l’héroïne, un vétérinaire, la grand-mère de quelqu’un – en même temps qu’une paire de musiciens ratés, de soi-disant rockers et des groupies sur le retour… Et enfin, de loin le plus bel ornement de la société, celui qui me renverse : Dojo le sumo nazi, un trafiquant d’ivoire néofasciste, marchand d’armes et patron de loterie, qui fournit, et rend accro, l’assistance en produits pharmaceutiques – tout ce que vous voulez, depuis la quinine et la novocaïne volées jusqu’aux suppositoires pour génisse goutteuse… Techniquement parlant, Dojo est un plombier certifié, bien que cela ne lui serve qu’à étayer son affirmation par trop fréquente qu’il a les ressources et les moyens d’épicer l’alimentation en eau de la ville avec suffisamment d’acide pour transformer les rues en une sarabande incontrôlée de pillages et de violences…

Alors bien sûr, que vaut une amitié masculine, tellement virile qu’elle pourrait passer pour un combat de coqs, quand une femme s’en mêle ? Là est la question. N’allez pas croire que Jupons et Violons soit une version binaire de la saga des Dalton car non seulement Charlie Evans est bien loin d’être un idiot, mais en plus Tristan Egolf est un écrivain de génie. Un qui ose et les impertinences, et les usages stylistiques novateurs (les mots mis en exergue tirent du texte une petite musique qui n’appartient qu’à lui), un qui se déploie là où d’autres s’échoueraient lamentablement, un qui maîtrise et sa langue et son propos avec une finesse élégante incomparable. Et finalement, si dire d’un livre qu’il est drôle peut encourir le risque de le déprécier (chère arrogance française), ce serait méconnaitre tout le large spectre qui peut être couvert par cette courte définition. Le mythe du looser magnifique, si typiquement américain, a des accents tragiques, mais à tout prendre, dans la vie, vaut mieux quand même en rire. Un chef d’œuvre, donc, bien mal mis en valeur, carrément oublié, et qui mérite pourtant et largement qu’on s’en empare. Vous avez bien de la chance, vous ne l’avez pas encore lu.

Éditions Gallimard – ISBN 9782070765553 – Traduction (américain) de Rémy Lambrechts