J’ai une nostalgie terrible, deux en fait. Une de l’émission Strip-tease qui déshabillait pour nous des comme nous, un peu plus barrés, peut-être, et qui à 13 ans me montrait sans me l’expliquer ce que pouvait être le monde. Une des grands reportages, à la Albert Londres, où l’humanité de l’auteur s’alliait si bien à l’horreur de ce qu’il nous racontait, les bagnes, les fous, la guerre, qu’ils m’ont bouleversée, vers 13 ans, aussi, et montré, aussi, ce qu’était le monde. Double plaisir donc, madeleine double, de dévorer ce document de Jean-Charles Chapuzet publié aux très belles éditions Marchialy. Si on veut la faire courte, on se remémore l’histoire de ce drôle de gars qui construisait sa soucoupe volante (flottante) au fond du jardin familial, qui sur un ton docte à la limite du pédantisme, tenait à sa mère de bien drôles de théories sur la construction de la fameuse et le maniement de celle-ci – voir ci-dessous. Si on veut se la jouer longue, et on le veut, puisqu’on est là, on peut se demander qui était ce gars, ce Jean-Claude Ladrat, ce qui l’avait amené à croire (vraiment ?) à ses délires, ce qui s’était passé avant ce court reportage d’un quart d’heure, et où tout cela l’avait emmené, après qu’il fut devenu culte. Et comme Chapuzet est un journaliste de talent, il va nous la jouer longue, et c’est encore trop court, bien du mal à le quitter passée la dernière page.
La première diffusion de l’épisode « La soucoupe et le perroquet » date de 1993. La série documentaire voulait aller chez les gens, faire découvrir le quotidien sans le moindre commentaire en pariant sur l’intelligence du téléspectateur qui est censé s’y retrouver. « Strip-tease : l’émission qui vous déshabille ». Je ne sais pas si beaucoup de téléspectateurs se sont retrouvés dans les personnages de « La soucoupe et le perroquet » mais le petit quart d’heure est resté mémorable. Jean-Claude Ladrat et sa mère Suzanne sont présentés comme des cultivateurs de Charente-Maritime. Ils vivent chichement, ramassant des poireaux sauvages dans les vignes des voisins pour les vendre sur le marché. Jean-Claude, quinquagénaire, a une autre occupation, il fabrique une soucoupe volante. Dans leur pièce de vie, tout en préparant des bottes de poireaux, Suzanne encourage son fils qui bricole un réacteur avec du papier mâché et du fil de cuivre. Ils discutent du voyage dans l’espace. Sans trop comprendre l’aspect technique de la chose, Suzanne pense qu’il pourrait « piloter la soucoupe du même côté aussi bien à l’aller qu’au retour ». Nenni. « J’inverserai la rotation des fluides à l’intérieur de la sphère », explique Jean-Claude. Dans tous les cas, ajoute-t-il, « il y aura des fluctuations spatio-temporelles non négligeables ». Avec l’accent saintongeais, l’échange est lunaire et posé. Brut de décoffrage.
C’est qu’il y a un art qui s’oublie un peu à notre ère du buzz, c’est bien celui du reportage de terrain. Là où l’on prend le temps, et d’aller à la rencontre de l’autre, et de faire des recherches, et de mettre en situation, et même d’en rajouter un peu, du personnel, du sur soi, du comme j’aime, de l’humain. Autant, rappelez-vous l’époque, Strip-tease ne se regardait pas pour la moquerie, mais bien pour la curiosité, pour l’étonnement, pour le rire aussi bien sûr, dans ce qu’il peut avoir, mais oui, d’humain (réaction spontanée à une situation imprévue), non pas pour l’explication car elle ne venait jamais, il n’y avait pas d’avant, ni d’après (parfois si, mais pas sur le moment), c’était à vous d’en retenir ce que vous vouliez, autant l’auteur de Mauvais plan sur la comète ne joue pas les voyeurs, ni les sermonneurs, ni les commentateurs. C’est un portrait, un vrai, un qui grince parfois, un qui pose ça là, un qui raconte, mais bien, avec une vraie voix, un vrai ton, un art vrai. Et c’est précieux de prendre le temps de lire un portrait, quand bien même est-ce celui d’un homme qui a eu une vie si particulière, qui a fini par sombrer dans des comportements si condamnables, et qui – alors qu’il nous ressemble – a vraiment, finalement, tout d’un extraterrestre.
L’appartement est semi-enterré. On s’y sent enfermé. Ces 20 ou 30 mètres carrés donnent l’impression d’une cave aménagée comme si on avait voulu exploiter chaque mètre carré de ce bâtiment. Il n’y a pas de posters de Star Trek ou de la série V, pas de boules à facettes, encore moins un portrait de Lovecraft, du sang sur les murs ou un cadavre dans le placard. L’espace est bien agencé, propre, aménagé sans bon ni mauvais goût. Je distingue une autre pièce, manifestement une chambre dans laquelle j’aperçois un vélo d’appartement. Dans la pièce principale se trouvent une cuisine ouverte, une table et un écran plat balèze. Je cherche un détail quelque chose susceptible d’engager une discussion, comme un DVD de Quelques messieurs trop tranquilles ou la tranche du grand livre de Nabokov. Je fonctionne souvent comme ça, mais là, pas grand-chose à se mettre sous la dent. L’appartement est nu. La télé est allumée sur Eurosport. Il m’invite à m’asseoir à côté de lui – il est en bout de table et fait face à l’écran. Je lui offre le vin que je pose sur la nappe cirée. Il s’ouvrira la bouteille pour les fêtes, merci bien. Même si pour lui, les fêtes, peu importe. De toute façon, il les passe seul. Il envisage d’envoyer une carte de vœux à sa sœur qu’il n’a plus revue depuis le procès aux assises, peut-être bien pour voir sa réaction, peut-être bien. Je ne le lance pas encore sur ce sujet. Je ne demande aucune explication. C’est la première fois que je le rencontre, il essaie peut-être de me tester.
Mais Ladrat, je l’avoue, je m’en fous, surtout qu’il ne m’est pas sympathique, j’ai visionné à nouveau le reportage, et c’était bien ça, le ton ne collait pas au discours, y avait de quoi rire, sans doute, mais y avait aussi de quoi se chopper une vraie chair de poule, parce qu’il y a des grains de folie qui ne passent pas, qui restent coincés dans la gorge et qui font se demander où s’arrête et où commence le délire, et dans quelle mesure celui-ci doit être endigué. Sans parler de la mère et de son perroquet, vieille sorcière qui s’amuse d’attirer l’attention en jouant les toquées, elle me proposerait un bout de pain d’épices, que j’aurais bien peur d’y mettre les dents. Parce que les doux dingues, oui, se transforment parfois en ogres, et que c’est un peu, aussi, la morale de cette triste histoire. Il y a concomitance là où il n’y a pas toujours conséquence, mais bien sûr on s’interroge, en partie, sur le bien-fondé d’avoir encouragé, en le visitant, Jean-Claude Ladrat à l’époque de son déballage, tout comme on pourrait se demander si cela n’a pas accru un sentiment de supériorité (ou de solitude ?) propre à le pousser à abuser des gamines de son entourage, tout comme on peut se poser la question de savoir s’il est encore bon de lui laisser la parole, lui qui a fait tant de mal, et qui en fait encore, puisque dans le village, pour parler, on parle (triste campagne). On peut. On peut se demander pourquoi on lit et ce qu’on en tire, et ce que ça dit, du milieu, de l’homme, des hommes. Aussi. Mais s’il y a bien un doute que je n’ai pas, et il est multiple, c’est bien celui du plaisir de la madeleine retrouvée, du talent journalistique de Chapuzet et de la beauté esthétique des Marchialy.
Éditions Marchialy – ISBN 9791095582250