Amandine Glévarec – Chère Gaëlle, depuis quand écrivez-vous ?
Gaëlle Nohant – J’ai décidé d’écrire à l’âge de huit ans et j’ai dû commencer à cet âge. De petites histoires, souvent policières ou horrifiques. Plus tard, un grand nombre de débuts de romans dont je me lassais assez vite, des poèmes… Disons que j’ai commencé à écrire sérieusement à l’âge de 23 ans. Des nouvelles, et puis un roman (raté).
A. G. – Quelle est donc cette Résidence du premier roman dont vous êtes lauréate en 2006 avec Jennifer D. Richard ?
G. N. – C’était un concours lancé par les Éditions Robert Laffont, sur le thème du fantastique. Jennifer et moi avions gagné ce concours, ce qui nous a valu d’aller passer un certain temps à l’abbaye de Fontevraud et d’y recevoir la visite de plusieurs invités prestigieux (Jean Teulé, Enki Bilal, Marc Lévy, etc.) qui avaient lu nos livres et venaient nous en parler, nous faire des remarques constructives avant la publication. C’était un beau projet, mais qui s’est arrêté au bout de deux éditions (nous avons participé à la seconde).
A. G. – Votre premier roman – L’Ancre des rêves – paraît en 2007 chez Robert Laffont. Le chemin a-t-il été compliqué pour en arriver là ?
G. N. – Compliqué oui, mais surtout long et tortueux ! L’Ancre des rêves avait été refusé par une vingtaine d’éditeurs. J’ai mis dix ans à être publiée en envoyant mes manuscrits par la poste. J’ai collectionné les refus d’éditeur pendant des années. En y repensant, je me dis qu’il fallait avoir une vocation solide pour ne pas me décourager. Mais il y avait toujours quelques mots qui arrivaient au moment où j’étais tentée de baisser les bras : un refus d’éditeur motivé avec des conseils ou des remarques constructives. Et puis, au fond, je n’ai jamais réussi à arrêter d’écrire. À chaque fois, cela m’a trop manqué : cette possibilité d’avoir d’autres vies à travers les romans.
A. G. – Est-ce que cette première publication avive vos envies d’écriture, comme la vivez-vous, comment est-elle accueillie par le public ?
G. N. – C’était une véritable émotion. L’impression qu’enfin la porte s’ouvrait, celle à laquelle je frappais depuis 10 ans. Quelque chose devenait tangible de ce vieux rêve. J’avais toujours écrit pour des lecteurs, et enfin j’allais avoir un lectorat. Bon… Dans la réalité, il ne s’est pas passé grand chose. Le livre s’est peu vendu. Mais ce qui a été magique, c’est qu’il a été un des grands succès de la blogosphère en 2007 et que pendant plus d’un an, il ne s’est pas passé un jour sans qu’un blogueur écrive une chronique enthousiaste à son sujet. Pour moi, c’était merveilleux ! Et puis, il a gagné le Prix Encre Marine, qui est décerné par la Marine nationale au livre « qui a le mieux parlé de la mer et des marins ». Jusqu’ici, ce prix n’avait jamais été décerné à une femme, ni à un roman. J’étais d’autant plus fière que je n’ai pas du tout le pied marin et que j’ai beaucoup travaillé pour restituer de manière crédible les scènes de mer et le naufrage du trois-mâts de mon histoire. Onze ans plus tard, je sais que L’Ancre des rêves m’a fabriquée en tant que romancière. J’y ai appris et découvert des choses que je continue à développer aujourd’hui. J’ai une tendresse particulière pour ce roman.
A. G. – En 2010, vous publiez aux éditions Géhess un recueil de nouvelles – L’Homme dérouté. Les nouvelles ne sont pas un genre très apprécié en France, est-ce tout de même une victoire d’être à nouveau publiée ?
G. N. – Ces nouvelles, je les avais écrites avant l’Ancre des rêves. En effet, en France les nouvelles n’ont pas la cote auprès des éditeurs et j’ai choisi de les faire publier chez un tout petit éditeur qui a fait faillite quelques temps après ! Mais cela m’a permis de ne pas attendre trop pour publier à nouveau. À cette époque, je travaillais déjà sur La Part des flammes et je savais que ce projet serait un énorme chantier.
A. G. – Vous vous intéressez ensuite à un fait divers historique, l’incendie du Bazar de la Charité en 1897, à Paris. Comment vous vient l’idée ? J’imagine que le travail de documentation a dû vous accaparer un certain temps ?
G. N. – L’idée m’est venue en lisant un fait divers d’époque dans Libération, à l’été 2004. Tout de suite, ces quelques lignes racontant l’incendie m’ont donné envie d’écrire une histoire à partir de ce fait divers. Sans doute parce que ce drame était principalement féminin, et cette dimension féminine me fascinait et m’intriguait. Mais au départ, j’ai reculé devant la somme de travail que ça représentait. J’ai mis cette idée de côté mais elle refusait de me lâcher, elle était tenace. Alors j’ai fini par céder. Je suis allée à la BNF et j’ai commencé à consulter des documents. Ensuite, j’ai travaillé de chez moi car la base de donnée numériques de Gallica me permettait l’accès gratuit et illimité à la presse d’époque et à toutes sortes de livres : sur les sapeurs pompiers, les règles du duel, l’hystérie, le traitement des grands brûlés… À l’époque je vivais dans le sud et j’avais un autre travail (je participais à l’action culturelle dans les librairies), je ne pouvais m’y consacrer à plein temps, mais ça a occupé 4 ans de ma vie entre l’écriture et les très nombreuses recherches.
A. G. – Votre manuscrit est terminé, si je ne me trompe pas Robert Laffont le refuse, et commence alors une « traversée du désert ». Vous découragez-vous ?
G. N. – Robert Laffont le refuse et oui, ce fut une vraie traversée du désert. Ce roman avait été une vraie bataille à écrire, et je n’avais pas l’énergie d’en livrer une autre pour être publiée. Il me semblait revenir à la case départ, comme au jeu de l’oie, et je me voyais mal reperdre 10 ans à essayer de faire publier ce manuscrit. J’étais assez désespérée. Je l’ai donc mis de côté pendant près de 3 ans, essayant mollement de l’envoyer à quelques éditeurs sans résultat, et glissant dans une sorte de profonde tristesse que partageaient mes premiers lecteurs (les quatre lecteurs amis qui l’avaient lu au fur et à mesure de l’écriture).
A. G. – Comment a lieu la rencontre avec Héloïse d’Ormesson ?
G. N. – J’avais déjà rencontré Héloïse plusieurs fois pour mes activités en librairie, et nous avions de réelles affinités humaines et littéraires. Je lui avais fait passer mon manuscrit par un libraire, sans réponse de sa part, mais j’ai découvert plus tard que le libraire en question ne l’avait pas informée que Laffont avait refusé ce roman. Héloïse pensait que Laffont le publierait bientôt, donc elle s’était contentée de lui dire qu’elle adorait mon livre, ce qu’il s’était gardé de me rapporter (pour des raisons qui me restent obscures !) Ce malentendu a été éclairci à l’été 2014 lorsque Tatiana de Rosnay, que je connaissais, m’a demandé si je l’autorisais à lire mon roman. Elle était désolée pour moi et avait vécu la même traversée du désert pour Elle s’appelait Sarah, quatre ans durant. Elle avait travaillé sur le XIXème siècle pour Rose, et était curieuse de découvrir mon roman. Elle l’a lu, et m’en a fait un retour dithyrambique ! Je crois que je m’en souviendrai toute ma vie, parce que c’était étrange de sentir tant d’enthousiasme pour un roman qui était prisonnier des limbes depuis si longtemps. Dans la foulée, elle a appelé Héloïse d’Ormesson. Dès qu’Héloïse a su que le roman était libre, elle m’a fait une proposition et c’est ainsi que cette belle aventure a commencé et que le mauvais karma de La Part des Flammes s’est complètement inversé.
A. G. – Et là, incroyable, La Part des flammes fait buzz avant même sa parution. Que s’est-il passé ? Coup de chance, savoir-faire de vos éditeurs, hasards heureux ?
G. N. – Je crois que le succès de La Part des flammes est un ensemble de tout cela. D’abord une éditrice qui croyait en ce roman et l’a farouchement défendu, en faisant le livre anniversaire des dix ans de sa maison d’édition… Ensuite, une éditrice poche (Véronique Cardi) qui s’est enthousiasmée pour le livre longtemps avant sa publication grand format et dont l’intérêt et l’investissement ont largement contribué à attirer l’attention sur lui… Une marraine de choc (Tatiana de Rosnay) qui s’est également démenée pour le faire lire et connaître… Et ensuite, une contagion de l’enthousiasme : des représentants en librairie aux libraires indépendants, qui l’ont littéralement porté et défendu durant des mois, puis aux lecteurs dont le bouche à oreilles a fait le reste. Je crois que nous n’osions imaginer un tel succès, et pour moi ce succès est arrivé à point nommé, à un moment très difficile. Il m’a ouvert grand les portes de ma liberté et m’a permis de rencontrer un large lectorat. Cela conforte ma conviction que les déserts ont un rôle et une signification, qu’ils peuvent être féconds. Sans cette traversée du désert, peut-être que les astres ne se seraient pas alignés au-dessus de La Part des flammes…
A. G. – La période de promotion a dû être particulièrement exaltante à vivre ?
G. N. – Oui ! Je crois qu’elle l’était d’autant plus que je l’avais longtemps attendue, et que j’avais même cessé de l’espérer. J’en ai donc savouré chaque minute. J’ai fait près de cinquante rencontres en librairies, salons, médiathèques, et chacune était différente de la précédente. Elles m’ont guéri de ma timidité, j’ai appris à être entièrement dans l’instant, dans ce partage avec les lecteurs. Je garde des souvenirs très joyeux et souvent émouvants de ces rencontres, avec les lecteurs mais aussi les libraires dont beaucoup sont devenus des amis.
A. G. – Vous publiez en 2017, toujours aux éditions Héloïse d’Ormesson, La Légende d’un dormeur éveillé qui devient aussi un très beau succès de librairie, malgré ses 600 pages ! Vous deviez vous sentir particulièrement attendue après La Part des flammes, le stress n’a pas parasité votre écriture ni influé sur le choix de votre sujet ?
G. N. – Il est vrai que j’avais la pression ! Mais du coup je m’en suis rajouté encore et j’ai écrit sur un sujet qui me tenait particulièrement à cœur, mais qui était sacrément casse-gueule: un roman sur mon «poète d’amour », Robert Desnos, que j’aime depuis plus de vingt ans et qui n’a pas aujourd’hui la place qu’il mérite. 30 figurants célèbres, trois époques de Paris, et un vrai défi d’écriture. Écrire ce roman, pour moi c’était escalader la face nord de l’Eiger à mains nues ! Cela m’a coûté deux ans de sueurs froides et d’insomnie, mais en même temps c’était exaltant et intense de dépasser mes limites, de mettre toutes mes forces dans ce roman, d’écrire cette lettre d’amour à cet homme qui m’a tant apporté. C’était un beau pari. Et quel bonheur de passer deux ans avec Robert Desnos et ses amis, dans leur liberté, leur générosité, leur sens de la fête et de l’amitié ! Pour revenir à votre question, je crois que pression ou pas, il faut écrire des histoires qui vous sont vitales. Qui vous touchent profondément. On ne peut pas, me semble-t-il, écrire une histoire parce qu’on pense qu’elle va plaire à son lectorat. Je ne saurais pas le faire, en tout cas. Je préfère parier que les lecteurs auront envie d’être au rendez-vous que je leur fixe, pour le plaisir d’être surpris, emmenés là où ils ne l’imaginaient pas.
A. G. – Savez-vous ce qui va suivre ? L’envie d’écrire est-elle toujours aussi forte ? Avez-vous des pistes pour votre prochain roman ?
G. N. – Je commence juste à réfléchir à une nouvelle histoire. L’envie d’écrire me taraude depuis des mois. Quand je n’écris pas, même si je suis en promo, j’ai le sentiment d’être au chômage, de ne plus servir à rien. Sentir que mon cerveau se remet à bourdonner me fait un bien fou. Pour l’instant, je cherche, je tâtonne, comme un sourcier qui creuse ici ou là, et qui découvre un tout petit bout de mosaïque enterrée qui ne semble pas reliée aux autres morceaux. À la fin, je sais qu’en cherchant, en travaillant, j’aurai mis au jour la fresque entière. Dans le fond, je me sens un peu comme l’archéologue de mon prochain roman ! Ce que je préfère, c’est aller à la découverte de territoires qui me sont inconnus. C’est euphorisant.
A. G. – Petite question, tout à fait indiscrète, mais continuez-vous à travailler à côté de votre métier d’écrivain ?
G. N. – Jusqu’à La Part des flammes j’avais d’autres activités parallèles et alimentaires. Le succès de La Part des flammes me permet d’écrire à temps plein, mais je ne sais pas combien de temps cela durera, tout cela est précaire et aléatoire. Pour l’instant, j’en profite. Mes romans demandent beaucoup de recherches et pouvoir écrire à plein temps me permet de les terminer en deux ans au lieu de quatre ! Je me concentre donc sur le présent, sans trop penser à un avenir que je ne maîtrise pas. Si demain je dois avoir d’autres activités, je m’adapterai.
A. G. – Un mot pour vos lecteurs qui rêvent de connaître un succès tel que le vôtre, ou plus modestement de voir leurs livres sur les tables des libraires ?
G. N. – Je leur dirai de ne pas se décourager, de penser à la phrase de Rilke dans les Lettres à un jeune poète : « si vous pouvez vivre sans écrire, alors n’écrivez pas ». Je crois qu’il faut que l’écriture soit un besoin vital pour devenir écrivain. Si l’écriture vous est vitale, alors vous aurez un genre de foi qui vous aidera à traverser les déserts, les déceptions, et votre vocation s’y renforcera. Ça n’empêche pas les doutes mais cette petite flamme est plus forte que les vents contraires. Elle reste. Et puis je leur dirai qu’il faut être sincère, écrire ce qu’on porte en soi, ce qui vous touche. Être fidèle à soi-même, ne pas faire de compromis sur ce qu’on est. Lire beaucoup, écrire beaucoup, et suivre son chemin à soi.