Amandine Glévarec – Cher Thierry, votre histoire a commencé sur les routes, vous nous racontez ?
Thierry Maugenest – Tout jeune déjà je voulais être écrivain. Comme il n’existe pas de véritable école d’écriture, j’ai choisi de voyager autour du monde pendant de nombreuses années, sans jamais cesser de lire, d’écrire, de rêver… et surtout de traduire. La traduction littéraire est une excellente école d’écriture ; elle permet de se pencher sur la langue, la syntaxe, la grammaire, le style. C’est un moyen de faire ses gammes d’écrivain, d’apprendre la patience et l’humilité avant de franchir le pas et d’écrire ses propres livres. Par ailleurs, et c’est un aspect non négligeable du métier, devenir traducteur littéraire permet également d’approcher de près des éditeurs, de se forger un carnet d’adresses utiles lorsque le moment viendra de placer ses propres manuscrits.
A. G. – Vous êtes l’auteur de livres « conventionnels » et d’autres dans lesquels vous avez tenté d’autres approches, beaucoup plus surprenantes. Quel plaisir tirez-vous à inventer ces formes narratives ?
T. M. – Il existe une très vieille rumeur scientifique selon laquelle l’homme n’utiliserait que 10 % de son cerveau. Bien sûr, c’est faux (scanners et IRM suffisent seuls à contester cette hypothèse) ; en revanche, j’ai observé que l’homme n’utilisait généralement que 10 % de sa liberté. La littérature reste ouverte à toutes les innovations formelles, mais bien peu se hasardent loin des sentiers battus. En écrivant Eroticortex par exemple, j’ai imaginé un roman dont l’intrigue ne se dévoilerait que par le biais de couvertures de journaux, d’articles de presse, de reportages avec photos à l’appui… Pourquoi pas ? Vous me demandez quel plaisir j’éprouve à inventer de nouvelles formes narratives ? Celui de me sentir libre ! Mais la liberté a un prix, celui de voir ses manuscrits refusés pendant des années par la plupart des éditeurs. Beaucoup d’entre eux (heureusement que certains font exception !) sont trop conventionnels. Ils voient d’un mauvais œil tout ce qui diffère du bon vieux roman ou de l’essai académique (qui est souvent aussi froid et aseptisé qu’une thèse de doctorat). Mon premier manuscrit par exemple, dans lequel je mêlais un véritable travail d’historien à un roman, émaillé de surcroît d’e-mails, a été refusé par un nombre considérable d’éditeurs. Certains ont même pris le temps de justifier leur refus en m’écrivant que mon texte ne ressemblait à rien et que je devais abandonner l’idée d’écrire. Une fois publié, ce roman s’est aussitôt écoulé en France et dans le monde à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Des années plus tard, rien n’avait changé : j’ai écrit un essai littéraire sous la forme inédite de fiches humoristiques et les éditeurs se sont empressés de le refuser… avant qu’il soit un jour plébiscité par le public et les grands médias. (J’ai alors rédigé le second tome… mais à ce jour nul n’en a voulu !) Il existe malheureusement un décalage entre les véritables goûts du public et celui de la grande majorité des éditeurs. Il y a déjà deux décennies que je constate – et regrette – cette singulière dichotomie entre le refus, voire le mépris, de l’édition française, et l’enthousiasme, pour un même texte, d’autres acteurs du livre : libraires, lecteurs, critiques, universitaires, éditions étrangères, etc.
A. G. – Quels sont les conseils que vous donneriez à un jeune auteur ? Voyager pour bien écrire ? Comment aboutir à un manuscrit cohérent, comment se faire repérer par une maison d’édition ?
T. M. – Somerset Maugham prétendait que pour écrire un bon roman il y avait trois règles à respecter, seulement, nul ne les connaissait ! Après plusieurs décennies de recherche, j’ai enfin découvert ces trois règles : un bon roman, c’est un bon début, un bon milieu et une bonne fin ! Plus sérieusement, j’ai démontré dans les Rillettes de Proust que quel que soit le conseil donné par un grand écrivain, vous trouverez immanquablement le conseil inverse chez un autre auteur : Sainte-Beuve conseillait par exemple d’écrire comme on parle alors que Buffon soulignait que ces auteurs-là parlaient très bien mais écrivaient mal ; ce même Buffon prétendait que bien écrire c’était avant tout bien penser, alors que, selon Gide, c’est avec de bons sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature, etc. À un jeune auteur réellement motivé, je donnerais alors le seul conseil qui ne puisse être contesté : lire, lire, lire et relire. Relire plusieurs fois Don Quichotte par exemple et surtout, surtout, Le Temps retrouvé de Proust. Étonnamment, c’est le livre le plus méconnu de la Recherche du temps perdu, et pourtant tout est là-dedans. Absolument tout.
Enfin, le problème de la maison d’édition est aujourd’hui plus épineux que jamais. Chaque éditeur est cerné, assailli, submergé par des manuscrits, au point de ne plus les lire ou d’en confier la lecture à des stagiaires souvent incompétents. De nombreuses expériences ont prouvé depuis des années que des chefs-d’œuvre de la littérature, envoyés anonymement par la poste, sont refusés par les maisons d’édition. (Pourquoi donc les grands éditeurs choisiraient-ils des personnes qualifiées pour ce travail alors qu’ils n’attendent rien des manuscrits qui arrivent au courrier ?) Ainsi, loin de moi l’idée de décourager un nouvel auteur, mais je dois avouer que bien que mes livres soient aujourd’hui traduits par les plus grands éditeurs d’une quinzaine de pays, et que j’aie été notamment primé à New York, j’ai de nombreux manuscrits dans mes tiroirs qui ne trouvent pas preneur…
A. G. – Votre dernier ouvrage porte sur une figure (sans mauvais jeu de mots) méconnue de l’histoire française. Ce n’est pas la première fois que l’Histoire vous inspire. Quel attrait y trouvez-vous ?
T. M. – L’Histoire – à la différence du passé – n’est pas figée. Voilà ce qui m’intéresse chez elle. On peut en quelque sorte la façonner, non pas par l’imaginaire, à la manière d’un romancier, mais par la seule recherche, minutieuse, passionnée. Lorsque j’habitais tout près de Venise par exemple, j’ai passé des années à étudier l’histoire de cette cité. Ses archives débordent de mystères à élucider. Ainsi, j’ai pu dévoiler certains secrets des archiconfréries vénitiennes et j’ai démontré que les toiles de Tintoret étaient intimement liées aux arcanes du passé de la Sérénissime. Plusieurs années après avoir publié Venise.net, qui évoquait toutes ces découvertes, j’ai eu la chance d’être reçu par le conservateur de la Scuola di San Rocco, une des plus vieilles institutions de la Cité des Doges, à l’intérieur de laquelle se déroulait le roman. Il avait lu mon livre et m’a confirmé ce jour-là que le passage dérobé que j’avais imaginé au dernier étage du palais, juste en dessous de la Crucifixion de Tintoret, existait bel et bien ! Il m’y a fait entrer et j’ai vu de mes yeux des trésors inestimables qui n’ont jamais été exposés depuis des siècles. Quelques années plus tard, c’est en travaillant sur Carlo Goldoni, le plus grand dramaturge italien, que j’ai découvert qu’il avait été inspecteur à la police criminelle de Venise durant ses jeunes années. En outre, son chef n’était autre que Zorzi Baffo, le plus grand poète libertin du siècle. Ce couple d’enquêteurs s’est naturellement imposé à moi et je lui ai consacré une trilogie criminelle, publiée chez Albin Michel.
Enfin, très récemment, j’ai été fasciné par le plus grand oublié de l’Histoire : Étienne de Silhouette, au point de lui consacrer un livre, le premier à lui être dédié en trois siècles ! La connaissance de ce personnage permet aujourd’hui d’éclairer d’un jour nouveau les études sur la Révolution française. Silhouette, avant de devenir un nom commun, a été tout à la fois un grand philosophe des Lumières et un grand homme d’État, insidieusement chassé de l’Histoire de France. Écrire, c’est parfois faire œuvre utile, réparer des injustices.
A. G. – Finalement, votre truc à vous, c’est de jouer avec les mots, de raconter des histoires, de raconter l’Histoire, ou de tenter des choses que vous n’avez jamais faites ?
T. M. – Oui, j’aime écrire par-delà les genres, les règles, les normes, les styles. L’Odyssée d’Amos (mon prochain livre à paraître en février 2018) en est sans doute la meilleure illustration. Il s’agit d’un roman transgenre, soit une œuvre inédite dans le paysage éditorial contemporain où chaque livre, que ce soit en librairie ou dans l’esprit du public, se doit absolument d’être classé en philosophie, en littérature, avant d’être sous classé en aventure, anticipation, suspense, utopie, littérature exigeante, populaire, illustrée, etc. Mon roman appartient tour à tour à tous ces genres mais il n’en représente aucun en particulier. C’est au fond un pari fou : celui de l’effacement des frontières, des étiquettes, pour tâcher de revenir aux sources de la littérature. Avec ce roman, j’ai tenté d’écrire une œuvre qui n’aurait aucun lecteur type, arbitrairement désigné suivant son âge, son sexe, ses habitudes ou sa classe sociale. Une œuvre libre de préjugé. Ma liberté d’auteur deviendra ainsi celle des lecteurs, qui ne se laisseront plus aussi facilement enfermer dans une case.