La méthode Roegiers

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Amandine Glévarec – Cher Patrick, vous êtes un homme de passions, la première est celle du théâtre qui vous amène à devenir acteur puis directeur d’une structure. C’est déjà l’intérêt pour le texte qui vous a amené dans cette voie ?

Patrick Roegiers – Oui, les mots m’ont toujours passionné. J’ai découvert le théâtre très tôt. La sensation d’un autre monde, la magie de l’illusion et de la représentation plus belle et plus vraie que la réalité. Au collège, j’étais fort en rédaction. J’aimais déjà la construction des phrases. Lorsque j’étais à l’I.A.D. (Institut des Arts de Diffusion) au milieu des années soixante, j’ai découvert Ionesco et Beckett, et le nouveau théâtre anglais. Je le mettais en scène alors que mes professeurs n’y comprenaient rien. Comment jouer Beckett ? Comment dire Ionesco ? Et les textes de Pinter ? Oui, le texte m’a toujours captivé. Je n’étais pas un immense comédien mais j’aurais pu persévérer dans cette voie. J’ai opté assez vite pour la mise en scène. Donner corps aux mots par le corps de l’acteur. Faire parler la parole par la mise en scène et le jeu.

A. G. – Vous êtes par ailleurs passionné par la photographie, et vous avez consacré à cet art de nombreux essais et plusieurs monographies. En opposition, un peu simpliste, où sont les mots dans le rapport à l’image ?

P. R. – C’est venu beaucoup plus tard. J’ai toujours été fasciné par les images. Le trait, le blanc, le vide, et puis par la photographie. C’est un art silencieux. Je l’ai analysé, en partageant mon plaisir et mon émotion. Les mots dialoguent avec les images et donnent à voir. Cela m’a permis d’arriver à l’écriture. J’ai écrit des milliers de pages qui ne voulaient rien dire. Je n’arrivais pas à formuler une phrase correctement. Mes idées débordaient de partout. On n’apprend pas à écrire. Comment faire ? Je me suis dit qu’il fallait débuter par des essais. J’ai écrit sur Lewis Carroll, Diane Arbus, Bill Brandt et d’autres encore. L’œuvre est faite. Il suffit de la regarder. J’ai structuré ma pensée. J’ai réfléchi et je me suis mis à écrire. Mes premiers livres sont des essais et j’ai enfin pu passer à la fiction et au roman.

A. G. – Dès 1990 vous commencez à publier une série d’ouvrages dans la très belle collection Fiction&Cie du Seuil. Comment s’est noué cette rencontre, ce nouveau projet, quel en était l’enjeu ?

P. R. – Tout est lié. Quand j’ai quitté la Belgique (suite à la suppression de mon théâtre), je suis parti à Paris et j’ai décidé de devenir écrivain. J’avais 33 ans. Cela a pris un peu de temps. Il a fallu me reconstituer une identité. J’ai écrit des articles dans la presse. C’est une forme d’écriture. J’ai été critique littéraire et photographique, et puis je suis entré au journal Le Monde où j’ai écrit 500 articles. Cela a forgé ma langue par la concision et la réflexion. J’ai fait des films, des conférences et des émissions de radio. C’est une façon d’écrire à haute voix. En 1990, j’ai enfin publié mon premier roman aux éditions du Seuil, dans la collection Fiction&Cie, dirigée par Denis Roche, qui était aussi photographe. J’avais atteint mon but. Publier au Seuil était aussi important pour moi qu’être édité chez Gallimard.

A. G. – L’écriture et la lecture vous accompagnent-elles depuis toujours ? D’où vient ce besoin de mettre en mots et surtout d’exposer ses mots à un large public ?

P. R. – J’ai toujours lu énormément. C’est un plaisir incomparable, et aussi une grande consolation. Lire, c’est écrire. L’un ne va pas sans l’autre. Je ne suis pas photographe et ne sais pas du tout dessiner. Mon fils est artiste et peintre. Il a tous ces dons. Je l’envie et je l’admire. Moi, j’aime écrire. Je lis pour écrire et la préparation d’un roman passe par la lecture. La lecture est un acte solitaire et silencieux. Il en va de même pour l’écriture. J’ai appris l’indifférence du monde et le repli. Je pense que j’écris pour exister, tout simplement. Écrire et crier, c’est le même mot. Enfant, je criais le plus que je pouvais. Je continuer à crier, mais en silence. Au fond, j’écris pour qu’on m’entende.

A. G. – Vous avez été critique littéraire, auteur pour le théâtre, romancier, poète, essayiste, préfacier, etc. Est-ce toujours la même façon d’écrire ou vous adaptez-vous à ce changement de casquettes dans une quête à chaque fois unique du bon mot ?

P. R. – La quête du bon mot, c’est une blague. Il y a beaucoup de manières d’écrire et c’est une façon d’entretenir son instrument, de garder la forme, si vous voulez. Écrire un texte de 30 feuillets ou 1 feuillet, ce n’est pas pareil. Mais c’est toujours de l’écriture. La respiration n’est pas semblable. Mais ce sont toujours des mots. J’aime les mots. J’ai 50 dictionnaires dans mon dos qui me poussent à écrire. Les mots sont sensuels et matériels, concrets et voluptueux. J’écris sous des formes diverses par pur amour des mots. Et cela ne me rassasie jamais. C’est un bonheur !

A. G. – Vous êtes Belge de naissance mais naturalisé Français depuis 2017. Vous avez consacré à votre pays d’origine de nombreux livres, pourquoi alors cette décision qui pourrait être considérée comme un revirement ?

P. R. – J’ai vécu 33 ans dans mon pays d’origine. J’ai beaucoup écrit sur lui de multiples façons. J’ai conçu une grande exposition sur Magritte, j’ai écrit l’autobiographie de la Belgique sous forme d’abécédaire, j’ai écrit le roman de ce pays dans la collection Découvertes chez Gallimard, j’ai écrit Le bonheur des Belges, etc. J’ai même interprété à la Monnaie, pour l’anniversaire du pays, un spectacle intitulé Le cri de la Muette. J’ai débuté au théâtre dans Le mariage de Mademoiselle Beulemans, au théâtre des Galeries. De cette pièce à mon dernier livre, 50 ans se sont écoulés. Ce pays ne m’a rien donné. Je ne lui dois rien. J’en ai eu assez. La France m’a accueilli, elle m’a permis de reconstituer ce que mon pays natal avait détruit. J’ai réalisé mon rêve d’être publié. Je suis Officier des Arts et des Lettres. Je suis devenu Français par fierté et par émotion, j’ai cessé d’être Belge par dépit. Et pour ne plus l’être comme tous ces gens méprisables qui m’ont trahi. J’ai épuisé mes réserves de patience et de générosité. Tant pis !

A. G. – Vous publiez depuis 2012 chez Grasset, dont le remarqué L’Autre Simenon en 2015. Pourquoi ce changement de maison ?

P. R. – J’ai publié 10 livres aux éditions de Seuil en 20 ans. Cette maison a beaucoup changé et s’est abusée elle-même. Je l’ai quittée parce que je ne l’aimais plus. J’ai tout de suite eu la possibilité d’être publié ailleurs. Je n’avais jamais mis les pieds chez Grasset et je ne rêvais pas particulièrement d’y être publié. Tout s’est passé par la rencontre inattendue avec Jean-Paul Enthoven. Il a compris qui j’étais et m’a ouvert les bras. Olivier Nora, le directeur de Grasset, est un homme généreux, très attentif, qui aime vraiment les auteurs. Une maison d’édition, c’est un endroit où un auteur se sent accueilli, et auquel il donne alors le meilleur de lui-même. J’ai publié chez beaucoup d’éditeurs. La vie est un voyage. Elle se constitue par étapes. On ne voyage pas toujours au même endroit.

A. G. – Au vu de votre longue expérience, auriez-vous des conseils à donner aux auteurs qui aimeraient se lancer dans une carrière littéraire ? Comment se faire publier ? Peut-on rêver de vivre de sa plume ? Comment être certain que l’on tient le ton juste ?

P. R. – Il faut se garder des conseils. Mais je puis au moins dire ceci. N’envoyez un manuscrit qu’à une maison d’édition dont vous lisez les livres. Si vous écrivez, allez au bout de la page et ne vous relisez pas avant d’être parvenu au terme du projet. Le ton, la cadence, c’est l’essentiel. Apprenez d’abord à faire une phrase de 3 mots qui tient debout, et ne rêvez surtout pas de faire une carrière ou ce genre de balivernes. On écrit d’abord pour soi, et en pure perte.

A. G. – Votre dernier roman, Le roi, Donald Duck et les vacances du dessinateur, vient tout juste de paraître chez Grasset. Le titre est à lui seul très intrigant, pourriez-vous nous dévoiler le début du roman et le propos que vous aviez en tête en vous lançant dans ce nouveau projet?

P. R. – L’action se passe en juillet 1948, au bord du lac Léman. Hergé, le père de Tintin, fait la connaissance de Léopold, le roi des Belges. Leur présence en Suisse n’est pas un hasard. L’un est en dépression, l’autre en exil.  Les deux hommes passent du bon temps ensemble. Ils sont les protagonistes d’un film qui se tourne à mesure que le roman s’écrit, et où ils jouent leur propre rôle Tous les personnages secondaires sont des stars du cinéma hollywoodien, de Marlène Dietrich à Humphrey Bogart, de Lauren Bacall à Ava Gardner, mais aussi Donald Duck, Charlot, les Marx Brothers ou Harold Lloyd. La Suisse est un merveilleux décor de carton-pâte. Un trompe-l’oeil pour une oeuvre de fiction qui se réalise en studio. Peu à peu, le fond remonte à la surface. Il faut se méfier de l’eau qui dort. Le roman est dans le film, le film est un roman. C’est sur ce parti-pris esthétique que repose tout le livre. La forme compte autant, sinon plus que le sujet. C’est croire à l’écriture que d’inventer des formes nouvelles. Le roi, Donald Duck et les vacances du dessinateur est un divertissement mélancolique autant qu’un adieu définitif au pays d’où je viens.

Entretien réalisé par mail le 29 janvier & le 10 février 2018