Amandine Glévarec – Cher François, vous avez été élevé dans le marais poitevin puis dans la Vienne. Les livres ont-ils toujours été présents dans votre enfance ?
François Bon – C’est la chance que j’ai eue. Du côté maternel, les livres de prix de ma mère, après son école d’institutrice pendant la guerre, Dickens, Anna Karénine. Et l’armoire vitrée du grand-père, avec un Balzac complet, Le Scarabée d’or d’Edgar Poe et d’autres… Et chaque année, avant la rentrée scolaire, on allait chercher les livres de l’école à la librairie Messe, à Luçon, là où j’ai eu accès à Jules Verne et bien d’autres. Je sais encore très bien comment et par quel hasard me sont venus Stendhal ou Kafka, ou pourquoi et comment ma propre lecture de cette Comédie humaine empruntée à mon grand-père maternel. Paradoxalement, le petit garage de mes grands-parents côté paternel a compté aussi : Simenon, pendant la guerre, venait souvent y prendre de l’essence. J’ai eu cette révélation que derrière les livres, il fallait quelqu’un pour les écrire. J’ai dû cesser de lire vers l’âge de 16 ans, pour reprendre à 26, c’est assez fréquent. Mais quand j’ai repris, j’avais cette base. À ce moment-là, j’aurais préféré la musique, mais je n’avais pas cette base.
A. G. – Vous publiez en 1982 votre premier livre, Sortie d’usine, aux Éditions de Minuit. Dans quel contexte avez-vous écrit ce livre ? Pourquoi avoir choisi ces éditions en particulier pour le faire paraître ?
F. B. – En 1978, j’ai 25 ans, je travaille pour une usine qui fabrique des machines-outils, avec de longs déplacements pour les installer chez leurs clients. Ça me vaudra d’aller plusieurs mois à Moscou, deux fois à Bombay. C’est dans ce contexte que je commence à acheter des cahiers, recopier des lectures, écrire mes rêves, disserter. Souvent, dans ces cahiers, s’installent sans que j’y pense des descriptions des machines, des lieux. Quand j’arrête ce travail, en 1980, au bout de trois ans, j’ai juste dans l’idée de faire une pause, je prends des cours de musique et la grande rupture c’est une année de philo à Paris 8, où officient Deleuze, Lyotard et d’autres. Je découvre Adorno, Walter Benjamin. C’est cet hiver-là qu’en quelques nuits me viennent quelques dizaines de pages sur des souvenirs de blessures, de peurs, que le quotidien de l’usine occulte. En littérature, à ce moment-là, je suis en plein dans Blanchot, Jabès, ce n’est pas du tout mon projet. Mais je comprends une sorte de nécessité, d’obéissance. Le livre de référence, à cette époque, c’est L’Établi de Robert Linhart, et c’est ce qui me fait envoyer mon manuscrit chez Minuit.
A. G. – Les questions sociales et sociétales restent omniprésentes dans votre carrière d’écrivain. Restent-elles toujours aujourd’hui des sujets de réflexion, des sujets de préoccupation ? Quel positionnement peut prendre un écrivain face au monde (politique, entre autres) qui l’entoure ?
F. B. – Et si c’était la manie bien française des étiquettes ? Il y a longtemps que Thierry Metz, Leslie Kaplan ou Thierry Beinstingel ont aussi prouvé que l’usine était un objet littéraire comme les autres. La première fois que je suis entré dans une aciérie, le choc était esthétique. Aux US, on ne reprocherait jamais à un peintre comme Charles Sheeler de peindre et photographier des architectures industrielles. Ça me fatigue un peu, ces trucs-là. Proust parle de ses princesses et comtesses, moi qui suis lecteur acharné de Proust, je parle d’un monde dont le portail bleu du petit garage de mon grand-père était le centre. On poussait la porte de la cuisine, on voyait le tour et le pont-élévateur. Je crois que ce qui est important – j’y pense toujours dans le travail avec les étudiants – c’est la cohérence avec soi-même, ce qu’on met en travail de soi-même, et reconnaître le petit timbre-poste où on a pertinence (l’image du timbre-poste vient de William Faulkner, un autre de mes déclencheurs principaux à l’époque). C’est ça le positionnement qu’on peut prendre : s’assurer de sa liberté intérieure dans le chemin vers la littérature suppose de se saisir concrètement, physiquement, d’espaces qui ne révèlent qu’après-coup pourquoi ils vous étaient nécessaires, voire vitaux.
A. G. – En 2004 paraît Daewoo aux Éditions Fayard. Êtes-vous toujours dans la même approche que 20 ans plus tôt ?
F. B. – C’est une période où j’ai beaucoup travaillé avec le Centre Dramatique National de Nancy pour des ateliers d’écriture, voir Paysage fer ou le travail avec des sans-abri. La presse régionale était pleine du saccage et du gâchis des usines Daewoo et Charles Tordjman, mon ami metteur en scène, s’est mis à rêver de redonner ces paroles dans les lieux mêmes, avec une structure mobile, des gradins. On a pris une voiture et on est allé voir. Il s’est passé deux choses : quand j’ai été viré de l’école d’ingénieur, en 1976, ça a été le début d’une période dure et instable de ma vie, et mon premier boulot par intérim, c’était dans une usine de téléviseur, chez Thomson à Angers. D’un coup je me retrouvais 25 ans en arrière, dans une case de moi-même que je n’avais jamais osé écrire. Le suicide dans Daewoo (le livre) est fictif, mais après la parution j’ai découvert qu’un suicide exactement semblable s’était effectivement produit dans la réalité. Le deuxième choc, c’est qu’à cause d’une escroquerie tout l’argent réservé à la reconversion de ces femmes s’était volatilisé. Alors aucune rencontre ni témoin : ce livre est le premier que j’ai fait directement depuis une enquête Internet, dans une époque d’ailleurs où aucun site, police, pompiers, rectorats, chambre patronale, sénat n’était vraiment protégé.
A. G. – C’est finalement plus une approche de journaliste que d’écrivain même si l’écriture reste au centre du travail ? Êtes-vous féru des grands reportages à la Albert Londres ? Pensez-vous qu’il y a encore de la place à notre époque où l’information va très vite et est très resserrée pour ce type de travaux ?
F. B. – C’est gentil pour moi ! On est tous confrontés, dans nos travaux de fiction, à comment référencer la part de réel qu’on traite. D’où ici un certain nombre de cut-up, en provenance de la presse, des syndicats, des flics. Ce n’est pas nouveau depuis le Manhattan Transfer de Dos Passos. Et le vieux principe que le plus haut que peut atteindre un roman, c’est d’être pris pour vrai. C’est pour cela que Flaubert s’est retrouvé au tribunal avec ce livre qui n’était pas un roman, mais avait pour sous-titre « mœurs de province », Madame Bovary, œuvre de journaliste aussi sans doute. Construire de faux entretiens était pour moi l’outil privilégié de la fiction pour que cette illusion soit implacable, dans la mesure de mes faibles moyens, cela va sans dire, et d’un reportage effectué par ordinateur depuis ma chambre. Pour la dernière question, le traitement de masse de l’information en lui-même peut aussi ouvrir de très belles pistes de créations littéraires, c’est déjà le cas depuis longtemps pour la photographie. Comprendre en quoi un livre est aussi une base de données, et que les bases de données sont des creusets à fiction comme la ville chez Baudelaire ou même Balzac. Là je viens de terminer la traduction du Uncreative Writing de Kenneth Goldsmith, qui a publié il y a 5 ans Day, un livre de 800 pages, qui est la transcription exhaustive d’un numéro arbitraire du New York Times, avec le paradoxe que la littérature anglaise ou américaine (Gertrude Stein, ne serait-ce qu’elle) a toujours joué avec l’idée des livres impossibles, et que nos ordinateurs les rendent envisageables, et que le code même est en soi une poétique.
A. G. – Vous vous consacrez aussi aux ateliers d’écriture, en particulier à destination des publics « en difficulté ». Comment arrive-t-on à mettre en place de telles activités dans des prisons, auprès des SDF ?
F. B. – J’ai commencé les ateliers d’écriture en 1993, sans rien savoir de leur histoire. Pour moi c’était important : depuis mon premier livre, dix ans avant, je n’avais plus vraiment de contacts avec le terrain, un livre s’enchaînait à un autre et voilà. Lors d’une rencontre en tant qu’auteur dans un lycée (à la Courneuve), j’ai l’impulsion de faire écrire les élèves. Après ça s’est enchaîné : quelles pratiques, quels outils ? Là, 25 ans après, dans un autre lycée, au val d’Argenteuil, je mène ce qui sera (je l’ai décidé ainsi) mon dernier atelier d’écriture : j’ai la même émotion, le même sentiment que bouge, ici, le rapport de la langue à soi-même, de la langue à la ville. Je ne fais pas de différence, dans mes exercices, les pistes suivies, entre les différents publics auxquels je m’adresse. Justement, c’est l’écart dans les réponses communes qui enseigne. Qu’on soit en école d’art ou à Sciences Po, ou dans une cité ghettoïsée. C’est ce qui m’a conduit aussi à faire des expériences qu’on ne fait qu’une seule fois dans sa vie, en prison par exemple, à Bordeaux, il y a exactement 20 ans, et dans la tête c’est comme si c’était hier. Ce qui reste à conquérir en permanence, dans l’Éducation nationale et à l’Université encore plus, malgré quelques avancées comme la reconnaissance des masters de création littéraire, c’est que la littérature se transmet par la pratique.
A. G. – Un autre pan de votre parcours est marqué par votre fort intérêt pour le net, ses possibilités de création et de publication. Avec remue.net, vous devenez l’un des pionniers d’une littérature « en ligne ». Là encore, quel cheminement avez-vous suivi au long de ces années de pratique ? Où en êtes-vous de vos réflexions ? De quoi rêver encore ?
F. B. – C’est une question qui m’a toujours semblé totalement aberrante ; on a la chance, et l’angoisse en même temps, de vivre en direct, de l’intérieur, une des très rares mutations de l’écriture – les précédentes étant l’évolution de la tablette d’argile, le passage au rouleau, puis au codex, enfin à l’imprimerie. Comment prétendre écrire et ignorer ce contexte ? Imaginez que vous posiez la même question à un astrophysicien, ou à un chirurgien du cerveau… Alors bien sûr, cette mutation qui s’accélère, se globalise, affecte le statut de l’auteur comme les usages les plus privés du lire-écrire, c’est un champ de réflexion avec de l’incertain, mais constamment rejoué dans le moindre texte qu’on publie au jour le jour. Sauf que je n’ai pas été pionnier, tout cela s’est amorcé progressivement dès la fin des années 50, et en France dès le milieu des années 70. Alors oui, bien sûr du rêve à chaque nouveau possible, mais un devoir permanent de vigilance. Mais on apprend mieux de l’intérieur qu’à rester sur le bord.
A. G. – L’apparition d’Internet marque le retour à l’écrit certes, c’est une révolution, mais si chacun se rêve écrivain, et que peu prennent la décision de rester lecteur, comment retrouver la qualité dans la quantité ? N’avez-vous pas peur que la langue s’appauvrisse comme c’est déjà le cas quand on voit ce qui est arrivé à notre pauvre Club des Cinq ?
F. B. – À quelle époque, dans quelle configuration, l’écriture et la lecture se seraient dissociées ? Qu’on prenne les lettres des poilus de 14-18 : vous seriez allé leur dire qu’ils écrivaient trop de lettres, qu’on ne s’y retrouvait plus dans la profusion ? Je vais mettre une affiche dans les lycées pour prévenir les élèves que publier leurs fictions sur WattPad, leurs stories sur Instagram, ça fait de l’ombre au défunt Jean d’Ormesson dans les kiosques de gare ? Qui serait-on pour dissocier la qualité de la quantité, dans les publications du monstre mou qu’est Editis ou dans le foisonnement des blogs littéraires ? Oui il y a une danse neuve qui s’inaugure entre le statut de l’écrit qui perdure par flux massifs, mais les outils pour s’y repérer évoluent tout aussi vite, et les usages numériques directement basés sur la voix, l’impro, le travail collectif sur un projet.
A. G. – La langue c’est une chose, mais il y a aussi le propos. Dans le roman d’Orwell, la novlangue rime avec censure, j’aimerais bien votre avis sur l’opéra Carmen dont la fin a été changée. Peut-on se permettre de réécrire des grandes œuvres comme on a pu se permettre de réécrire l’histoire en de sombres temps ?
F. B. – Bizarrement, je n’ai jamais lu Orwell, et je n’écoute pas d’opéra. Pour le deuxième point de la question, Saint-Simon réécrit sans doute à sa façon l’histoire de la Régence, Chateaubriand celle de la Révolution, mais qui nous donnerait la permission, ou pas, de convoquer une part d’histoire, ou de la produire comme contexte, dans ses fictions ? Il faut simplement nous éduquer en permanence à la question critique : mieux connaître l’abbé Dubois nous aidera à comprendre encore mieux l’instance purement littéraire de Saint-Simon. Chaque époque est la réécriture des grandes œuvres qui la précèdent, comme Don Quichotte veut réécrire les romans de chevalerie et le baron de Charlus semble directement sortir de chez Balzac pour arpenter la Recherche du temps perdu. Et se défier de l’air du temps, par contre : on a mieux à faire. La réappropriation est depuis toujours un des outils littéraires parmi les autres.
A. G. – Pour aller plus loin, et en revenir à la lecture, papier plus précisément, vous qui avez quelques années de pratique derrière vous, comment sélectionnez-vous les textes contemporains sur lesquels vous vous arrêtez ? Suivez-vous certains auteurs, certaines maisons, êtes-vous sensible aux rentrées littéraires et aux efforts de marketing, de communication mis en place ?
F. B. – Non, la part industrielle du petit business littéraire nous indiffère à tous, ces machines sont des robinets d’eau tiède qui ne visent que leur logique de coup, avec prix littéraires à la noix et presse ronron. Et c’est un système de plus en plus inopérant pour les auteurs qui ont un peu d’ambition créatrice, il ne mène qu’à une paupérisation et une précarité accélérées. Le web est un fabuleux aiguilleur de découvertes, la profusion de petits éditeurs magnifiquement créateurs (rappelons qu’il y a 1200 éditeurs recensés en France, mais que 6 d’entre eux représentent plus de 90% du chiffre d’affaire). Facebook par exemple est un forum permanent d’annonces et de découvertes, après c’est à chacun de savoir où sont ses priorités et ses modes de partage. Ceci dit, le fitness lecture qu’on pratique en tant qu’auteur, et cela vaut pour tous, c’est moins nos copains du contemporain qu’on lit, qu’un permanent retour à la genèse des œuvres du passé. On vit plus (et peut-être mieux) avec les morts.
A. G. – Vous êtes par ailleurs traducteur de Lovecraft. Quelles pincettes faut-il savoir prendre pour s’attaquer à un tel maître et à une langue si classique, credo du respect du texte original ou respect mais approche ambitieuse pour le rendre plus contemporain, plus accessible ?
F. B. – Ma fascination pour Lovecraft tient en partie à ce que lui aussi écrit dans un temps de mutation (le film, la radio, le téléphone, l’aviation, l’exploration des fonds marins, le théorème de la relativité, la psychanalyse) extrêmement dense et rapide, que ses récits explorent non pas en tant que progrès, mais démultiplication de notre rapport à l’inconnu. J’ai commencé ces traductions, en 2010, tout simplement parce que ce contexte (Lovecraft a laissé plus de 35 000 lettres, publiait en magazine mais n’a jamais eu la possibilité de publier un livre avant sa mort, à 46 ans) n’était pas disponible au moment des premières traductions, qui plus est toujours sur des textes amputés ou mutilés. On ne cherche pas à rendre l’auteur qu’on traduit plus ceci ou plus cela, on cherche à aller le plus loin possible dans ce qu’on y perçoit de problématiques de l’écriture et du monde. D’autre part, à Providence, en 2015, j’ai eu la chance de pouvoir travailler sur les carnets de travail de Lovecraft, donc je suis loin d’être au bout du chantier. Alors je ne suis pas angliciste, mais Lovecraft écrit dans une langue toujours très abstraite, très formelle et tendue, qui représente un défi pour ce qui est mon territoire : la narration en langue française. Et chacun peut le traduire, c’est dans le domaine public : le côté collectif de ce qui se passe autour de Lovecraft c’est vraiment tonique.
A. G. – Votre travail autour de Lovecraft ne s’arrête pas à vos traductions, pourriez-vous nous en dire plus ?
F. B. – Il y a toujours eu autour de Lovecraft, dans les films, dans les jeux de rôle, ou dans la part d’héritage qui va de Borges à Stephen King, un effet de popularité inversement proportionnel à la difficulté des textes. De mon côté, je me suis attelé depuis deux ans à un essai sur l’année 1925, que Lovecraft passe à New York mais pour laquelle on dispose d’un petit carnet recensant jour après jour ses balades, ses lectures, ce qu’il mange, ce qu’il lit, ses heures d’écriture et de non-sommeil ou rattrapage de sommeil, ce qu’il gagne et ce qu’il dépense pour boucler sa semaine. Je le recontextualise avec le New York Times de l’époque, jour après jour. Ça devrait faire un livre de plus de 1000 pages, un peu comme ma bio des Rolling Stones. Parallèlement à ça, j’adore lire ces traductions en public, si possible avec un ami musicien. L’avantage de Lovecraft, c’est qu’il appartient au domaine public. On n’a pas le droit de mener ces chantiers à ciel ouvert, pour Perec, Gracq, Artaud ou Michaux, et c’est bien ce qui m’intéresse, considérer l’auteur comme un écosystème, et écosystème aussi le travail qu’on construit pour le rejoindre. Y compris lorsque sur eBay on trouve le même indicateur de chemin de fer qu’il utilisait, ou un de ces petits agendas populaires de 1925 identique à son propre carnet de notes.
A. G. – Le livre numérique fonctionne peu en France, pour des questions de coût et de support, gardez-vous l’envie d’un livre augmenté, par des hyperliens, par des actions collaboratives ?
F. B. – Le livre numérique a désormais un socle solide, et nos usages de lecture se sont globalement déportés sur le web. Difficile de prendre le métro sans voir quelqu’un accroché à sa liseuse. Mais on a laissé tomber ces expressions genre « livre augmenté », issues de la transposition à l’identique de l’imprimé. Le web, en tant qu’outil de composition et d’interaction m’intéresse plus : mon livre numérique, c’est mon navigateur. On est dans une phase passionnante où la publication, instance déterminante dans sa matérialité et sa temporalité, peut s’établir depuis l’écosystème même qu’est, depuis toujours, la table de l’écrivain – incluant son expérience directe, sa documentation, ses carnets, ses échanges épistolaires, mais aussi la voix, le corps, l’image. Jusqu’à récemment, la publication supposait projection sur un média monodique, le livre typographié et imprimé. Aujourd’hui, un site web comme celui auquel je travaille depuis 20 ans, devenu ma maison d’écriture, permet d’embarquer toutes ces instances, et de devenir lui-même notre « livre » au sens le plus globale du terme. Y compris en incluant désormais la possibilité de produire ses propres livres imprimés (mes 40 titres en Print On Demand) depuis telle fraction d’éléments du site.
A. G. – Que peut-on retrouver sur votre site le Tiers Livre ?
F. B. – Depuis deux ans, je m’attache surtout à la vidéo, comme matière et laboratoire de l’écriture. Une autre branche de mon site qui pour moi est un vrai poumon, ce sont ses ateliers d’écriture en ligne, largement ouverts. Sinon, c’est comme n’importe quelle œuvre d’auteur, des couloirs, des caves, des cours, des greniers, et même quelques zones réservées.
A. G. – Quels conseils auriez-vous à donner à de jeunes auteurs ? Travailler ou mettre en ligne leurs travaux vous paraît-il une approche raisonnable pouvant déboucher sur une publication papier ?
F. B. – Walter Benjamin dit (dans Sens unique je crois) : « convaincre est infécond », donc les conseils c’est pas mon truc. Et encore moins dans le job que je fais, enseigner l’écriture dans une école d’art. On dégage les questions, les enjeux, les outils, les lectures, mais c’est à l’autre de trouver sa solution, et c’est comme ça qu’on obtient les plus beaux sauts dans l’inouï, l’invention. Mais le « papier » n’est pas l’horizon unique, ni le web une sorte de purgatoire transitoire. Écrire, aujourd’hui comme hier, c’est l’expérience du terrain (les résidences en font partie), les lectures à haute voix, le travail collaboratif avec musiciens, vidéastes, et tout ça le web est le premier vecteur pour l’accueillir et le constituer en repère symbolique. Alors aucun conseil, mais certainement des combats : par exemple, si confier à un éditeur, par exception au droit commercial, la propriété intellectuelle globale de nos textes a été un fabuleux progrès, merci Balzac et Hugo, aujourd’hui, le premier enjeu pour moi c’est le contraire : s’assurer de la maîtrise de son propre travail, conserver pour soi cette propriété intellectuelle, n’en céder les droits de diffusion que pour chaque usage séparément (livre, édition numérique, film, radio, performance) et pour des périodes bien déterminées. C’est ce à quoi je me suis attelé pour mon propre usage, depuis quatre ou cinq ans maintenant, avec mon Tiers Livre Éditeur.
A. G. – Enfin, pourquoi avez-vous bifurqué de l’édition tout numérique à une édition mêlant celle-ci à des publications plus « classiques », en papier ? Et ce malgré les difficultés que l’on peut alors rencontrer au niveau de la diffusion et de la distribution des œuvres…
F. B. – Je n’ai pas de difficulté à me diffuser et à distribuer mes livres : ils sont accessibles dès la page d’accueil de mon site, et chez vous 48 heures plus tard. Le Print On Demand est une possibilité très récente – on a fait nos premières expériences avec l’usine Hachette de Maurepas en 2012 –, et la spécificité est que la conception globale du Print On Demand – métadonnées, serveurs – est entièrement les outils que nous avons forgés pendant dix ans dans le livre numérique. Dans le même temps, d’ailleurs, notre défi pour le livre numérique était d’y importer les vieux savoirs de la typo, de l’ergonomie, de la lisibilité du livre traditionnel. Le web continue d’évoluer en permanence, voir par exemple comment le téléphone devient notre premier outil de communication textuelle dans nos usages privés, et le lieu de nos lectures les plus denses. Le défi, c’est d’apprendre à mesure que les possibles s’ouvrent, et le grand malheur de ces dix ans, c’est qu’on aurait tellement voulu que tous les gens du livre s’y attellent, principalement dans l’édition traditionnelle, au lieu de se caler le dos contre la porte. Alors on y est allé sans eux – je n’ai pas bifurqué, c’est juste qu’au lieu d’avoir d’un côté mon site et de l’autre des livres imprimés chez des éditeurs traditionnels, j’essaye de mieux intégrer tout cela dans un seul organe bien vivant. J’ajoute que de tels échanges, même depuis des formulations très distinctes des espaces et modes d’existence du livre, sont bien rares, donc merci sincère : et que cela se fasse sur votre blog, c’est une sacrée preuve qu’il se passe quelque chose, non ?