Frédéric, parlons peu mais parlons bien, sérieusement. Si, si, tu peux le faire, j’en suis sûre. Au début de cette Vie sans fin, j’avoue, tu m’as touchée. L’homme de cinquante ans qui se remet en question, abstinent (je parle de sexe) depuis un an et demi, qui ne croit plus en rien, sauf en l’amour qu’il porte à ses enfants, franchement, il y a quelque chose. Perso j’ai envie d’y croire, même pas envie de me dire que tu nous mènes en bateau à jouer les faux semblants, les beaux sentiments, les hey ouais je suis comme vous, les mecs. J’avais plaisir à te retrouver. Je suis une de tes fidèles tièdes, ça aussi faut l’avouer, je te lis souvent, je t’oublie rapidement, mais je reviens toujours. D’accord, je garde une petite rancune secrète contre toi, aller mettre dans la tête des gens que L’Amour dure trois ans, quelle idée, mais c’est du passé, n’en parlons plus. Bref. Te voilà donc en père tendre et protecteur qui, ne voulant pas blesser le cœur de sa choupinette, lui promet l’impossible : ne jamais mourir. C’est chouette et c’est beau, joli programme en perspective. Bien sûr, des choses tu en as appris deux ou trois au cours de ta déjà longue vie, mais ne pas y passer, ça, va falloir te faire conseiller. Tu pars donc, ta gamine sous le bras, dans une sorte de road trip de l’immortalité qui débute, c’était logique, en Suisse. Là où mes amis helvètes voient une déclaration d’amour à leur beau pays, je remarque surtout que tu en profites pour rompre ton abstinence alors que ta fille dort à côté. Avec une jeune femme, évidemment. Bien plus jeune que toi, cela va sans dire. Le cliché de l’homme vieillissant qui nous prouve que tout n’est pas mort en lui, et surtout pas ça.
Si le ciel est dégagé, on peut voir la mort toutes les nuits. Il suffit de lever les yeux. La lumière des astres défunts a traversé la galaxie. Des étoiles lointaines, disparues depuis des millénaires, persistent à nous envoyer un souvenir dans le firmament. Il m’arrive de téléphoner à quelqu’un que l’on vient d’enterrer, et d’entendre sa voir, intacte, sur sa boite vocale. Cette situation provoque un sentiment paradoxal. Au bout de combien de temps la luminosité diminue-t-elle quand l’étoile n’existe plus ? Combien de semaines met une compagnie téléphonique à effacer le répondeur d’un cadavre ? Il existe un délai entre le décès et l’extinction : les étoiles sont la preuve qu’on peut continuer de briller après la mort. Passé ce light gap, arrive forcément le moment où l’éclat d’un soleil révolu vacille comme la flamme d’une bougie sur le point de s’éteindre. La lueur hésite, l’étoile se fatigue, le répondeur se tait, le feu tremble. Si l’on observe la mort attentivement, on voit que les astres absents scintillent légèrement moins que les soleils vivants. Leur halo faiblit, leur chatoiement s’estompe. L’étoile morte se met à clignoter, comme si elle nous adressait un message de détresse… Elle s’accroche.
C’est peut-être (déjà) là que ça commence à se compliquer, parce que si jusqu’à présent j’étais contente de te lire, Frédéric, voilà Beigbeder qui se pointe, et celui-là, ce n’est pas la même, il faut se le farcir. La suite du bouquin, sans fin, fini pourtant, sera à l’avenant, provoc’ à deux balles, un petit crachat en passant sur tes potos de toujours, un mélange intensif de fiction et de réalité, de fantasmes et de délires, un robot qui ne sert à rien, et qui arrive même à se montrer obscène, et un nouveau bébé sur le tapis. Ça pourrait, peut-être, éventuellement, être divertissant, mais en fait non, c’est lourd, juste lourd. Pourquoi sombres-tu ainsi dans la caricature de toi-même ? Je ne vais pas en rajouter une couche (tu es encore trop jeune) mais tu les as tes 50 balais, et ce n’est pas parce que, pour une fois, tu pourrais être sérieux, que tu les aurais ailleurs que sur ta carte d’identité. Et puis c’est dommage, parce qu’il y a un fond, un fond pour de vrai, les toubibs, tu les as vraiment rencontrés, voire même tu nous balances des infos, des certifiées, des intéressantes qui font cogiter, mais va t’y retrouver, toi, dans ce fatras. Un cours sur l’ADN entre deux blagues potaches, laisse-moi rire. Jaune.
Ma résurrection a commencé à Paris, dans le quartier des attentats, le jour d’un pic de pollution aux particules fines. J’avais emmené ma fille dans un néo-bistrot nommé Jouvence. Elle mangeait une assiette de saucisson de bellota et je buvais un Hendrick’s tonic concombre. Nous avions perdu l’habitude de nous parler depuis l’invention du smartphone. Elle consultait ses WhatsApp pendant que je suivais des top-models sur Instagram. Je lui ai demandé ce qu’elle aimerait le plus comme cadeau d’anniversaire. Elle m’a répondu : « Un selfie avec Robert Pattinson. » Ma première réaction fut l’effarement. Mais à bien y réfléchir, dans mon métier d’animateur de télévision, je réclame aussi des selfies. Un type qui interroge des acteurs, des chanteurs, des sportifs et des hommes politiques devant des caméras ne fait rien d’autre que de longues vues à côté de personnalités plus intéressantes que lui. D’ailleurs, quand je sors dans la rue, les passants me réclament une photo en leur compagnie sur leur téléphone, et si j’accepte volontiers, c’est parce que je viens d’accomplir exactement la même démarche sur mon plateau entouré de projecteurs. Nous menons tous la même non-vie : nous voulons briller dans la lumière des autres. L’homme moderne est un amas de 75000 milliards de cellules qui cherchent à être converties en pixels.
Et puis il y a ce culte du moi, enfin du toi. Je craque un peu à l’évocation de ce monde qui existe bel et bien hein, on a même dû s’y croiser (j’aurais dû te demander un selfie, tiens, mon morceau d’immortalité à moi), où le fric, la coke, le sexe nous sont vendus comme des valeurs sûres, normales, anodines, balancées à la face d’un monde qui n’est pas le tien, et qui – tes efforts pour te la jouer proche du peuple (niveau angoisses existentielles tout au moins) pouvant être soit louables soit irritants – ne le sera décidemment jamais. Bon. En fait, comment te le dire sans que tu ne prennes un (nouveau) coup de vieux… le bling bling, c’est obsolète. Ça ne fait plus fantasmer personne, ça a trop fait grincer. Faut que tu changes de registre, faut que tu t’updates, faut que tu te réveilles avant qu’il ne soit trop tard, Frédéric. Imagine que tu y arrives vraiment, à l’immortalité (je ne spoilerai pas la fin, faut quand même respecter ceux qui trouveront un intérêt à ton bouquin), sérieux, tu te vois vivre l’éternité avec dix ans de retard ?
Éditions Grasset – ISBN 9782246812616