Écoute la ville tomber – Kate Tempest

Ecoute la ville

Je ne suis pas une victime. Ou alors consentante. Une belle couverture médiatique, un joli marketing, la promesse d’une nouvelle voix, comptez sur moi, il n’en faut pas plus pour me faire valser en librairie et claquer le fric que je n’ai pas. Sans l’ombre d’un regret. Même quand la déception est au rendez-vous. Soyons franche, je n’ai pas passé un mauvais moment. Je l’ai écouté cette ville – Londres – tomber. Je n’en suis pas tombée à la renverse, d’accord. Mais j’ai terminé, facilement, rapidement. Victime de moi-même, sans doute, j’escomptais une musique nouvelle, novatrice, j’y ai cru même, quelques pages, au début (dans ce premier chapitre dont le titre ne pouvait que me plaire : Partir), et puis je me suis laissé prendre par le flon-flon routinier des histoires alambiquées, pêchues d’accord, mais pas innovantes, petits trafics et grosses cuites, désamour et désenchantement, jeunesse perdue qui se cherche, problèmes d’argent, de cœur, de drogues, fuite en avant. Rien de neuf dans le smog londonien.

Mais eux, ils sont là, ils tournent le dos au stress et à la bouffe de merde et aux malentendus perpétuels. Ils plaquent tout. L’agence pour l’emploi, la salle de cours, le pub, la gym, le parking, l’appart, la crasse, la télé, le fil d’informations déroulé en bas de l’écran, l’aspirateur, la brosse à dents, le sac où on fourre l’ordinateur portable, le produit pour les cheveux qui coûte un bras et booste l’ego, la file d’attente au distributeur, le cinéma, le bowling, la boutique de téléphones, la culpabilité, le néant absolu qui te traque partout, la douleur de voir un ami devenir une ombre. Les visages qui se transforment en grimaces, les gens qui lâchent leurs tripes dans le caniveau et s’accrochent à leur amant jusqu’à ce que l’amour rende son dernier souffle, muraille, ciment humide et bombes de peinture, les gosses qui matent du porno et carburent aux boissons énergisantes. Regarde la ville s’écrouler pour se relever à travers la brume et les mains rouges de sang. Continue à t’accrocher à tes ballades sirupeuses en mode karaoké. Trouve ton talent. Traque-le, enferme-le dans une cage, donne la clef à celui qui a le pognon et félicite-toi pour ton courage.

Que faut-il écouter ? L’histoire de deux jeunes femmes, Becky et Harry. Quand l’une tente de croire qu’elle pourra encore faire carrière dans la danse, la seconde rêve d’ouvrir son endroit à elle, convivial et rassurant, foyer ouvert sur le monde. Mais les fantasmes coûtent cher, pour en arriver là il faudra d’abord prendre des chemins de traverse, l’une dansera dans des intimités tarifées, frelatées, quitte à y perdre tout autre chose que sa dignité, l’autre s’investira dans un gros trafic juteux, mais bien trop dangereux pour son petit poids plume. Comment en arrive-t-on à croire que les mauvais parcours peuvent amener à de bonnes choses, manque de lucidité (ou de choix) de ceux qui ne sont pas nés avec les bonnes clefs dans la bouche. Soyons pourtant claire, ce livre ne nous apprend rien d’une certaine jeunesse anglaise (le drame de la mondialisation). Néanmoins, elles sont touchantes ces demoiselles, on leur souhaite le meilleur, on s’inquiète un peu pour elles, comme pour des petites sœurs de papier. Autour d’elles virevolte une armée de personnages, non pas secondaires mais de second plan, pourtant chaque histoire nous est contée, il faut avoir le goût des digressions, Kate Tempest fait preuve d’imagination, un peu trop exaltée, parfois, mal canalisée (mais je la comprends, inventer la bio d’une dizaine de personnes sans perdre son lectorat en route, difficile de ne pas avoir tendance à en rajouter). Fougue de la jeunesse. Mais d’accord, c’est aussi cela une ville, des destins qui se croisent, qui se percutent, voilà qui devrait plaire à Patrick Modiano.

Harry avance sous le crachin entourée de fêtards ivres qui s’esclaffent comme si une caméra était braquée sur eux, vêtus de fringues de marque. La pluie tourbillonne le long du trottoir, les voitures restent bloquées. Des tours effilées se dressent comme autant de crocs dans la gueule béante de la ville. Le champ de vision d’Harry est délimité par des immeubles de bureaux, des panneaux publicitaires et des gratte-ciels surgissant de terre, ce qui la force à marcher les yeux au sol et à frôler les passants tandis que des filles, la tête rejetée vers l’arrière, lâchent des rires qui ressemblent à des hennissements, sans raison apparente. Elle crache dans le caniveau, en proie à une haine dirigée contre le monde entier. Au coin de la rue, elle aperçoit un homme qui s’abrite sous l’auvent d’une épicerie au rideau baissé. Grand, flottant dans son jean, des Nike Air Force 1 en édition limitée aux pieds, une parka mastoc. Des cheveux sales et touffus sous une casquette à la visière remontée presque à la verticale. Il fait l’article d’une voix sonore.

Si la langue, descriptive, n’est pas celle que j’attendais, poétique, Kate Tempest n’a pas à rougir de sa construction. Elle manie ses multiples personnages avec brio, en vraie chorégraphe, chacun trouve sa place et s’y tient, tout le monde s’y retrouve à la fin. Je m’étonne parfois de coïncidences un peu grasses, un peu nombreuses, on peut reprocher beaucoup de choses à la fiction réaliste mais on lui pardonne rarement d’être aussi peu logique que la vie. Autre règle enfreinte, la cohérence, un des personnages au moins n’agit pas comme il le pourrait, et on se demande pourquoi il se prend autant la tête alors qu’il a déjà tout entre les mains. Le complexe du bébé requin certainement. Enfin, pour finir de noircir le tableau (après je me calme), la caricature de certains dialogues passe difficilement, d’accord ils étaient saouls (et défoncés, ça va de soi) et ils ne savaient pas ce qu’ils disaient, mais moi je ne l’étais pas et je les écoutais attentivement. BREF. Ce roman est une bonne histoire, voilà, c’est dit, qui se laisse suivre avec un intérêt non feint mais un enthousiasme qui le serait. Ce n’est pas tant le sujet qui ne me botte pas ou le décor qui ne me convient pas, mais, peut-être, le manque d’enrobage, et une promesse que j’aurais aimé voir tenue, celle d’une nouvelle voix que je n’ai pas entendue. Qu’importe. La déception n’a jamais tué personne, bien au contraire.

Éditions Rivages – ISBN 9782743641993 – Traduction (anglais) de Madeleine Nasalik