Amandine Glévarec – Cher Frédéric, tu travaillais dans quoi « avant » ?
Frédéric Mars – Pendant près de dix ans, j’ai travaillé dans la presse, presse magazine dans les années 90, puis dans les premières grosses rédactions online autour de l’an 2000. Je suis passé par beaucoup d’entreprises différentes. À la folle époque de la « bulle Internet », quand des sites à plusieurs millions d’euros se montaient sur une poignée de main, il n’était pas rare de changer ainsi de « crémerie » très rapidement, et très fréquemment. Ce n’était pas moins l’enfer que dans n’importe quelle société traditionnelle. Mais au bout d’une décennie, j’ai juste réalisé que j’étais totalement inadapté au salariat et à la vie en entreprise. J’ai donc troqué la sécurité malheureuse contre l’insécurité heureuse (enfin, jusqu’à ce que plus personne ne lise de livres, et que tous les auteurs meurent dans d’atroces souffrances, évidemment).
A. G. – Et un jour, le déclic, tu décides de te lancer dans la folle aventure de l’indépendance ?
F. M. – Oui, comme dit précédemment, il y a eu un déclic, ou plutôt plusieurs déclics : une séparation difficile, une agrafeuse qui n’aurait jamais dû quitter ma main en direction du visage d’un collaborateur (je rassure les âmes sensibles, j’ai lancé mon projectile à retardement, donc je n’ai blessé personne), un psychiatre qui ressemblait à Woody Allen (c’était une bonne motivation pour aller le voir deux fois par semaine) et qui m’a fait prendre conscience qu’il était temps de tout changer dans ma vie, et enfin mes premiers livres qui trouvent assez facilement leur éditeur. Une amie m’a également ouvert son carnet d’adresses (elle n’était pas rancunière, car moi je refusais de lui ouvrir mon cœur), et la chose était lancée !
A. G. – Tu as donc fait le pari fou de vivre de ta plume ? Réussi ?
F. M. – Si réussir signifie se lever chaque matin avec l’envie d’en découvre avec mes personnages et mon clavier ; si réussir c’est sauter de son lit à trois heures du matin pour noter une idée qui sur le moment paraît géniale; si réussir revient à n’avoir aucun regret de la direction prise (même si le chemin parcouru fut ô combien chaotique) ; si réussir c’est recevoir de temps à autre un petit signal venant d’un lecteur (neuf fois sur dix, une lectrice) et qui redonne le sourire ; si réussir enfin c’est avoir écrit des dizaines d’ouvrages, bien souvent jusqu’à l’épuisement, et me dire qu’au jour de ma mort on pourra les brûler en même temps que moi, parce qu’eux et moi nous ne sommes qu’un ; alors OUI le pari est réussi.
Pour tout le reste, mieux vaut vendre des chouchous sur la plage. On n’est guère plus pauvre, on ne travaille que trois mois par an et au moins on a bonne mine.
A. G. – Tu publies souvent sous pseudonymes, ce qui ne simplifie pas le travail de l’intervieweuse, mais à ce jour, combien de romans as-tu publiés ?
F. M. – Si l’on ne compte que les romans, sous toutes mes identités diverses, et en y ajoutant celui qui paraîtra très prochainement : 19 à ce jour, et un peu plus que ça d’ici la fin de cette année qui débute. Si je totalise toutes les publications, non-fiction compris… J’arrête de compter, car je suis migraineux de nature.
Quand j’en parle aux personnes qui ne connaissent pas cet univers impitoyable qu’est l’édition, j’évoque souvent cette facette de mon métier avec un sourire : l’avalanche de livres publiés, la profusion des identités, les milliers de pages et les dizaines de millions de signes écrits. Mais sur le fond, et au-delà de mon petit cas personnel, c’est un peu triste. Cela signifie qu’être auteur professionnel (c’est à dire à temps plein), en France en 2017, est une mission quasi impossible, en tout cas si l’on ne figure pas régulièrement dans le top 10 des ventes. Il faut produire, produire, encore produire, et cela suffit tout juste à payer le caviar (je plaisante, évidemment). Il y a cent fois plus de comédiens, de peintres, de musiciens, d’artistes de rue, etc. qui vivent de leur art que d’écrivains. Sans doute parce que, comme s’amusait à le dire je ne sais plus qui, dans notre pays tout le monde veut écrire et publier un livre, mais personne ne veut plus en lire. Le comédien pourra toujours jouer dans des pubs ou faire des voix off. Le musicien émarger en studio ou accompagner un autre artiste sur scène. L’auteur lui, ne vit que de cette petite chose qu’on appelle un livre, qui ne montera jamais sur les planches ou ne fera jamais les chœurs derrière Jean-Jacques Goldmann. En d’autres termes, et alors même que le livre est économiquement le premier secteur culturel du pays, l’auteur est le plus précaire des précaires des artistes. J’ai l’air de pleurnicher, dit comme ça… mais c’est bien ça, je pleurniche. C’est mon droit, non ? Après tout, c’est MON interview !
A. G. – Tu écris aussi d’autres types de textes ?
F. M. – À part des ouvrages juridiques et des modes d’emploi de cuisinières, je crois que j’ai à peu près tout écrit : biographie, document, enquête, pratique, album, chronique, roman historique, roman romantique, roman policier, roman jeunesse, roman érotique… De tout te dis-je!
A. G. – Comment trouves-tu tes contrats ?
F. M. – Comment je les déniche ou quel regard je porte sur eux ?
Si c’est la seconde option, la réponse est : abstrus. Souvent abscons à dessein, histoire que l’auteur signe un peu les yeux fermés, et ne vienne pas trop empêcher l’éditeur d’éditer en rond. Il faut savoir que la France est le seul grand pays développé où les agents littéraires sont persona non grata. Partout ailleurs, ils jouent les intermédiaires économiques entre auteurs et éditeurs, justement pour défendre les premiers et équilibrer les rapports de pouvoir entre les deux parties. En France, l’auteur (qui n’a généralement aucune compétence juridique) doit signer un contrat qu’il ne comprend pas vraiment, et accepter des conditions qui n’avantagent que l’éditeur. C’est comme ça, ou c’est le suivant dans la file qui prend la place.
Une autre anomalie du système français : il n’existe aucun organisme paritaire pour certifier les chiffres de vente annoncés par l’éditeur. L’auteur doit donc faire une confiance aveugle et dire merci au monsieur. Quel que soit le chiffre avancé, par essence invérifiable (il existe des outils d’estimation des ventes, mais qui sont globalement inaccessibles aux auteurs). Dans le domaine de la musique, il existe la Sacem pour effectuer cette mission de contrôle. Pas dans l’édition. La seule fois où l’un de mes contrats a été négocié par un agent, ce dernier a mis au jour un énorme « oubli » de la part de mon éditeur, lequel a dû finalement s’acquitter des sommes dues. De là à penser que des auteurs sont chaque jours dupés sans le savoir…
A. G. – Que peux-tu conseiller à un jeune auteur qui aimerait se lancer ? Réseau, internet ou à l’ancienne, par voie postale ?
F. M. – Soyons honnêtes : par la poste, autant prendre un ticket de loto. Par Internet, pourquoi pas, mais mieux vaut être déjà un Youtuber ou un blogueur populaire avant de se lancer, car sans cela, aucune chance de se créer un public au-delà du confidentiel. La plupart des auteurs que je connais, moi compris, ont fait fonctionner leur réseau. Je ne parle pas de copinage. Aucun « copain » ne vous publiera juste par amitié. Aucun ! En tout cas pas chez les éditeurs supposés sérieux. Mais disons qu’à « qualité » égale, le contact amical préalable donne une petite longueur d’avance. Il permet au moins d’arracher à l’éditeur un peu de sa précieuse attention, ce qui n’est pas une mince affaire (il faut savoir que par nature l’éditeur est aussi occupé qu’un ministre, aussi peu joignable que vos ex, aussi prompt à vous pressurer le moment venu que votre percepteur).
Après, l’immense majorité de mes livres, je les ai publiés simplement en forçant « la porte » des éditeurs. D’abord un mail pour me présenter. Puis l’envoi d’un de mes ouvrages précédents. Et enfin un rendez-vous, une discussion à bâtons rompus, un projet qui germe, etc. L’un de mes prochains romans à paraître est né d’un brainstorming fructueux avec une éditrice, autour d’un citron pressé. Personnellement je prépare des dizaines de synopsis des livres que j’aimerais écrire, et je les soumets à mes éditeurs habituels. Si personne n’en veut, soit je les propose ailleurs, soit j’en soumets d’autres (c’est l’une de mes rares forces : pondre de nouveaux sujets constamment).
A. G. – Publier, d’accord, mais à quel prix ? Quels sacrifices, quels compromis, es-tu prêt à faire ?
F. M. – La vie d’auteur est par nature un sacrifice (voir plus haut). Ce n’est pas un cliché romantique, c’est juste une réalité très tangible. Il ne faut penser qu’à ça, ne faire que ça, ne vivre que pour ça, ne pas avoir peur de perdre compagnes, compagnons et amis.
Si c’est du rapport à l’éditeur dont tu parles, cela est très variable selon le projet et l’interlocuteur. Et subir la pression économique qui consiste à « vivre de sa plume » fausse forcément un peu le rapport. C’est donc avec soi-même qu’il faut négocier le plus souvent : « mon éditeur veut faire dériver mon sujet vers quelque chose qui ne me plait pas. Je continue ou j’arrête ? ». Il n’y a pas de réponse toute faite. Tout dépend de vos exigences en matière de cuisine et du montant de votre pension alimentaire 😉
A. G. – Au quotidien, as-tu vraiment gagné en liberté ? J’imagine que tes journées sont bien chargées…
F. M. – Je jouis d’une liberté presque totale… ET travaille tout le temps, même quand je ne travaille pas. Donc je suis libre de ne pas l’être du tout, en quelque sorte.
Le « petit vélo » de l’auteur professionnel ne s’arrête jamais. Depuis quinze ans que j’exerce cette profession (qui n’en est pas vraiment une), je suis insomniaque. Mais c’est sans doute aussi ce qui me donne le sentiment d’être aussi intensément vivant (alors que, vu de l’extérieur, un auteur ce n’est qu’un type assis toute la journée devant son ordinateur).
A. G. – Si tu devais nous conseiller un seul de tes livres, auquel es-tu le plus attaché ?
F. M. – Je suppose que je ne serai pas le premier à te répondre que c’est un peu le « choix de Sophie ». Mais je dirais malgré tout le seul de mes romans à n’être sorti qu’en format numérique, aux éditions StoryLab : Le livre qui rend dingue. Je pense qu’il reflète assez justement qui je suis, ce qui m’occupe l’esprit… et dans l’idéal ce que j’aimerais écrire plus souvent.
A. G. – Que te souhaiter pour cette nouvelle année qui débute ?
- Tuer Harry Potter
- Me livrer pour mon forfait et faire la Une de l’actualité
- Publier mes mémoires depuis ma cellule VIP : « Comment j’ai tué Harry Potter » 4
- Détrôner Harry Potter dans le palmarès des ventes du NY Times
- Me reposer.
- Et toi ? (Tu ne peux pas répondre « tuer Harry Potter » car ce sera déjà fait)