Amandine Glévarec – Cher Éric, vous êtes « multi-casquettes », auteur de roman bien sûr, mais aussi animateur de rencontres et d’ateliers d’écriture, membre du comité de rédaction de la revue Espace(s) du CNES. Qu’est-ce qui vous meut ? L’amour des mots, depuis toujours ?
Éric Pessan – En 2004, alors que paraissait mon troisième roman (Les Géocroiseurs, à La Différence) j’ai fait le choix de recentrer ma vie sur la littérature. Parce que lire et écrire sont deux choses très importantes pour moi. J’ai profité d’une bourse d’écriture du Centre National du Livre pour démissionner de mon emploi (la bourse m’avait été accordée pour un congé sabbatique de six mois). J’avais un mal fou à combiner écriture, vie professionnelle (j’étais à l’époque directeur de la radio associative JET FM, à Saint-Herblain, en banlieue nantaise) et vie personnelle. La bourse m’a donné une bouffée d’oxygène et – très concrètement – un sursis financier pour réorganiser ma vie. J’ai commencé alors à animer des rencontres littéraires (au Lieu Unique, pour la librairie Vent d’Ouest), j’ai pu également répondre favorablement aux invitations, aux commandes de textes, que je déclinais jusqu’alors par manque de temps. Et très vite, je me suis mis à animer des ateliers d’écriture. Ma formation est celle d’un animateur socio-culturel ; j’ai trouvé dans l’atelier un lieu qui mêle pédagogie, littérature, transmission, valorisation. J’aime tout particulièrement les publics « contraints », ceux qui n’ont pas demandé à participer à un atelier, je m’y sens à ma place, je vois des gens (des élèves, des jeunes gens, des adultes) qui brusquement s’ouvrent aux mots (aux leurs, aux mots des autres, aux mots des livres). Disons que je me sens utile.
Et pour être tout à fait prosaïque, je ne vis que très partiellement de mes droits d’auteurs. Sans ces activités annexes, je ne pourrais pas être économiquement autonome.
A. G. – Vous vivez donc en partie de votre plume ?
E. P. – Je vis entre sept et huit mois par an de mes droits d’auteur. C’est le temps dont je dispose pour écrire. Le reste m’est offert par le « paralittéraire » : les ateliers, les rencontres, les conférences.
A. G. – Vous participez aussi au site Remue.net, pourriez-vous nous en dire plus sur ce collectif ?
E. P. – J’ai découvert Remue.net lorsque j’ai acheté mon premier modem (un modem 56k qui chantait quand on se connectait via les lignes du téléphone et qui me permettait d’aller une heure par mois sur internet). C’était à l’époque le site personnel de François Bon. Il a publié en ligne mes premiers textes, j’avais l’impression de faire un truc incroyable : être sur Remue.net, c’était être un pionnier du numérique. Puis Remue.net est devenue une association dont François s’est retiré pour aller vers d’autres aventures (la création de Publie.net, maison d’édition numérique). Tout en vivant dans un petit village du vignoble nantais, être sur Remue.net me permettait d’entrer en contact avec des auteurs disséminés dans toute la France (et plus loin encore). J’ai intégré le comité de rédaction quelques années plus tard, j’ai ensuite été trésorier de l’association. Même si je suis beaucoup moins impliqué maintenant, je suis très attaché à Remue : c’est une revue en ligne avec des dossiers thématiques, des publications de textes, des critiques, des ressources incroyables sur les ateliers d’écriture et les résidences d’auteurs. C’est à ma connaissance le plus vieux site littéraire français.
C’est aussi la raison qui fait que je n’ai ni site ni blog (hormis un blog de dessins) : quand je veux publier un texte inédit, je le fais sur Remue. Cela permet de rencontrer des lecteurs qui ne cherchaient pas forcément à me lire (et ceux qui veulent mes textes en ligne les trouveront grâce à n’importe quel moteur de recherche).
A. G. – Vous êtes né en 1970, votre premier roman (remarquable !) L’Effacement du monde paraît en 2001 aux éditions de La Différence. Quel a été le parcours qui vous a amené à être publié ? A-t-il été long, fastidieux, ou au contraire simplifié par des rencontres, rapide ?
E. P. – Mon parcours a été long, très long. Je viens d’un milieu totalement extérieur au monde de la culture, je ne connaissais rien de l’édition. J’ai écrit un premier roman l’été après le bac, il a été refusé par tous les éditeurs qui l’ont lu (et heureusement, il était très mauvais, mais je n’avais pas le recul à l’époque pour m’en rendre compte). J’ai continué à écrire. J’ai envoyé des textes à quelques écrivains dont j’ai pu me procurer l’adresse (et j’ai eu de beaux retours, je pense à Jean Vautrin par exemple, qui était le voisin de mes grands-parents dans les Landes à l’époque. Tout comme des retours terribles : un très grand écrivain français – dont je préfère taire le nom – m’a envoyé une carte pour me conseiller d’arrêter d’écrire à tout jamais). J’ai retenté la publication sept ou huit ans plus tard en envoyant un court manuscrit à 20 éditeurs. Ce texte-là n’a jamais été publié mais il m’a valu cinq ou six retours très encourageants : des lettres détaillées, des coups de fils. J’ai pris mon temps (un an) pour écrire ensuite L’Effacement du monde, je l’ai envoyé à la Différence (qui était l’un des éditeurs m’ayant très fortement encouragé) et j’ai appris deux jours plus tard qu’il serait édité. En définitive, j’ai compris qu’être en dehors du milieu culturel n’a jamais empêché quiconque d’être publié. Durant toutes ces années, j’ai lu, j’ai continué à écrire et je me suis rendu compte aussi que l’écriture est un muscle et qu’il faut l’entraîner. Même si chaque nouveau texte n’est jamais gagné d’avance, plus on écrit et plus on lit, mieux on écrit.
A. G. – Les éditions de La Différence ont malheureusement aujourd’hui disparu. Avez-vous récupéré vos droits et peut-on espérer une réédition de vos premiers ouvrages ?
E. P. – J’ai récupéré les droits de mes trois premiers livres. Je ne me suis pas encore occupé de tenter de les rééditer. J’aimerais qu’ils soient disponibles en poche. Un jour, j’aurai le courage de démarcher des éditeurs en ce sens. Même si je ne publiais plus chez eux depuis des années, j’ai été très affecté par cette faillite. Leur catalogue fourmillait de merveilles. C’est très étrange comme sensation d’avancer et de voir le passé disparaitre. J’ai publié une trentaine d’ouvrage, et j’ai déjà récupéré les droits de six d’entre eux : faillites d’éditeurs, collection arrêtée et pilonnée, livre indisponible. L’économie globale du livre est sans pitié pour les œuvres.
A. G. – En 2006, tout s’accélère, vous passez chez Robert Laffont pour Une très très vilaine chose, puis en 2007 au Seuil, dans la très belle collection Fiction et Cie. En 2010 vous rejoignez Albin Michel à qui vous êtes restez longtemps fidèle pour vos romans « adultes ». Pourquoi autant de changements de maisons ?
E. P. – Une fois mes premiers textes édités à la Différence, les autres publications sont des histoires de rencontres. À la base, Une très très vilaine chose était une commande et devait être publiée dans une nouvelle collection chez Laffont… qui n’a jamais vu le jour ! J’ai quitté la Différence malgré mon attachement parce qu’ils traversaient déjà des périodes difficiles et qu’ils rechignaient à payer mes droits d’auteur. J’ai été invité à publier chez Fiction et Cie, au Seuil, mais c’était l’époque où le Seuil traversait une crise lourde avec le rachat par La Martinière ; si on ajoute à cela des désaccords avec mon éditeur, cela m’a donné tout de suite envie de repartir. L’arrivée chez Albin Michel s’est faite grâce à Véronique Ovaldé (éditrice à l’époque dans cette maison) : elle m’a proposé de lire un manuscrit, c’était celui d’Incident de personne, refusé violemment par mon éditeur au Seuil. Et maintenant, après quatre romans chez Albin Michel, je publie mon dernier livre chez Fayard : Quichotte, autoportrait chevaleresque. Ce changement de maison s’est fait d’un commun accord, et il est dû à une rencontre avec Stéphanie Polack, qui s’occupe de la littérature française chez Fayard et Pauvert, et dont le regard m’a accompagné durant l’écriture d’une bonne partie de mon manuscrit. Tout ceci n’est peut-être pas intéressant, dans le fond. Il fut un temps où un auteur était accueilli par une maison et pouvait s’y installer. L’époque moderne fait que l’auteur est jugé à chaque livre, qu’il doit faire sans cesse ses preuves, alors on voit des auteurs changer constamment de maison d’édition (sans parler des éditeurs qui passent d’une maison à une autre en invitant leurs auteurs à les suivre).
A. G. – Vous êtes par ailleurs auteur de théâtre, de fictions radiophoniques, de romans jeunesse, de poésie, de textes accompagnant les œuvres de plasticiens… Comment faites-vous pour écrire autant ? Quelle énergie et quelle imagination !! Bravo !
E. P. – J’ai publié un roman en 2001, on m’a collé l’étiquette de romancier. J’ai tout de suite enchaîné sur du théâtre, on m’a demandé pourquoi un romancier voulait écrire du théâtre ? et ainsi de suite. Je n’ai jamais rêvé d’être poète ou novelliste ou romancier, je rêvais d’être écrivain. Je suis très attaché au roman (et la littérature jeunesse est un formidable espace pour écrire des romans), mais c’est l’écriture qui m’intéresse. Je crois que les genres ont beaucoup à gagner à être perméables. J’ai un texte de théâtre (Dépouilles) publié chez un éditeur de poésie (Les Éditions de l’Attente) qui a été salué comme étant un formidable roman ! La question des genres me lasse. J’écris ce que j’ai envie d’écrire. J’aime la poésie, j’aime le théâtre, j’aime travailler avec des artistes ou des photographes, j’aime une certaine littérature jeunesse qui prend ses lecteurs au sérieux, alors j’écris. Au fil du temps, j’ai appris à ne pas avoir « un » public, mais « des » publics (on m’a même demandé une fois au Marché de la poésie de Paris si j’avais un homonyme qui publiait des romans). Lorsque je travaille un ouvrage qui sera destiné à un éditeur indépendant (genre Le Chemin de fer chez qui j’ai publié quatre livres), je suis dans une énergie plus dense – parce que plus brève – que lorsque j’écris un roman qui sera vingt à trente fois plus long. Les rythmes sont différents. De même, l’écriture de proses poétiques brèves permet des expérimentations formelles qui seraient lassantes étirées sur plusieurs centaines de pages. Je milite ardemment pour le droit à l’éclectisme.
A. G. – Auriez-vous des conseils à donner aux auteurs qui aimeraient se faire repérer par un éditeur ? Comment le sélectionner, comment établir le contact, comment même espérer se faire lire ?
E. P. – Contrairement aux idées reçues, les éditeurs lisent les manuscrits qui leur sont envoyés. Mes conseils sont banals : envoyer un texte à un éditeur qui a publié des livres que vous aimez. Je trouve incroyable que des gens prennent une liste d’éditeurs sur un annuaire quelconque et envoient des manuscrits au pif. Un ami éditeur de poésie reçoit des propositions de livres de cuisine ! Et surtout ne pas attendre la réponse d’un éditeur pour envoyer votre texte chez un confrère (réponse qui peut arriver six mois plus tard). En regardant bien, on trouve une vingtaine d’éditeur qui nous font rêver, qui ont publié tel ou tel ouvrage qui nous est cher, qui ont une ligne globale dans laquelle on se dit que l’on aurait une place. Il faut s’armer de courage et envoyer vingt manuscrits à ces vingt-là. Il faut être persévérant, en fait. Croire en ce que l’on fait, aussi, mais pas se braquer (il y a peu, j’ai rencontré par hasard une dame qui était furieuse d’avoir reçu un avis de trois pages sur un texte de développement personnel qu’elle avait envoyé chez Albin Michel, lettre lui expliquant où son manuscrit serait à reprendre. Elle a préféré payer pour être publiée à compte d’auteur sans bouger une virgule de son manuscrit. Je crois qu’elle n’a rien compris à ce qu’est un éditeur : quelqu’un qui est là pour accompagner votre texte).
A. G. – Voulez-vous nous dire quelques mots sur Quichotte, autoportrait chevaleresque qui vient tout juste de paraître aux éditions Fayard ?
E. P. – C’est un roman sur lequel j’ai travaillé pendant quasiment trois ans. Il se déroule de septembre 2016 à juin 2017, Don Quichotte et Sancho Panza croisent une grande partie des événements qui ont marqué notre pays dans cette période (élection américaine, élection française, par exemple, mais également crise des migrants, cynisme financier, attentats dans le monde…). C’est à la fois un livre d’aventures puisque Quichotte part à la défense des éplorés et redresse les torts, et un livre sur l’écriture. À mes yeux, Quichotte est le saint patron des écrivains. C’est un homme que le monde réel ennuie ou navre si bien qu’il décide d’aller vivre dans un livre en se faisant chevalier. Et toutes les personnes qu’il croise – à commencer par le paysan qui vit à côté de sa ferme, Sancho Panza – entrent à leur tour dans le livre. Cela faisait des années que j’avais envie de rendre hommage au roman de Cervantès. J’espère que mon roman est un livre optimiste. J’ai convoqué dans ce livre tous les auteurs qui m’ont nourri jusqu’à présent. C’est un roman contre la résignation, qui dit le bonheur de la littérature.
A. G. – Que va-t-il se passer en 2018 (pour vous, pas pour le monde entier) ?
E. P. – Je vais publier des livres ! Je peux déjà en annoncer deux : De si beaux uniformes aux Éditions Espaces 34 en mars, il s’agit d’une pièce de théâtre qui questionne la façon dont un rôle (une fonction, un métier) transforme une personnalité. Et Les Étrangers, un roman jeunesse en avril à L’École des loisirs. C’est la première fois que j’écris à quatre mains, j’ai travaillé avec Olivier de Solminihac, c’est une expérience d’écriture étonnante.
Je serai peu du côté de Nantes puisque divers projets vont me conduire à Reims ou Marseille. Je travaille aussi avec le metteur en scène Charles Tordjman, nous avons un projet autour d’un texte qu’il m’a commandé : 30 000 révolutions. Logiquement, les choses devraient se préciser durant l’année.
J’ai un autre texte de théâtre (jeunesse celui-là) en cours de travail, il se nommera Essaimer les étoiles et il fait l’objet d’un magnifique projet de classes culturelles numérique accompagné par Stéréolux à Nantes. Cinq classes de collégiens du département de Loire-Atlantique suivent l’avancée de mon texte et produisent des variations.
Sinon, je me documente pour un roman à écrire un jour proche, et j’ai bon espoir que l’on reparle des Éditions de l’Attente avant la fin de l’année.
A. G. – Question subsidiaire : après autant de publications, écrire vous enthousiasme toujours autant ?
E. P. – J’ai la joie immense de vivre ma passion au quotidien. Oui, écrire m’enthousiasme toujours autant, sinon à quoi bon ?
***
+ Découvrez la chronique de Dans la forêt de Hokkaido paru à L’École des Loisirs (2017)