Mich-el-le est seul-e sur scène. Mise en scène, invitation à l’intime, de la salle de théâtre qui plonge dans le noir, plonge dans l’intimité, de cet homme qui se sent femme. Court texte de Dunia Miralles qui, n’en doutons pas, la connaissant, sait de quoi elle parle, rencontre à laquelle elle a voulu donner chair, et voix, en lui consacrant sa plume. Rencontre à laquelle je me consacre une fois, et puis deux, dans le noir, moi aussi, car rien là ne m’est familier. Il y a tant de questions que je ne me pose jamais, être ce que je suis va de soi, le définir aussi, aux yeux des autres, je suis une femme, dans un corps de femme, perçue comme une femme, à mes yeux, finalement, c’est encore plus clair, je suis moi, ça me suffit. Pour Michelle, les choses sont tout aussi évidentes, elle est le fruit d’une erreur d’aiguillage, la cigogne a raté son coup, elle est née femme dans un corps d’homme. C’est évident, ce n’est pas pour ça que c’est simple.
Pour moi, la nuit reste toujours tombée, même la journée. Je suis fatiguée. Fatiguée d’être enfermée dans ce corps sarcophage. Je parle. Je bouge. Je travaille. Je plaisante et je ris. J’ai même des copains. Des sacrés cons souvent. Les cons, c’est bon pour moi. Les cons sont nombreux alors quand on a des cons comme copains, on passe inaperçu. Les cons du boulot, les cons du bistrot où je prends ma pause, les cons de la société de tir. Des hommes avec du poil aux pattes et aux roustons. De vrais dégueulasses. Les poils, je déteste. Les poils, c’est bête. Des vrais cons comme mes copains. On a beau essayer de les éradiquer, ils reviennent toujours. Comme les cons. Depuis le temps que je les rase, que je les épile, ils devraient comprendre qu’ils ne doivent plus pousser ! Eh bien non ! Ils s’acharnent ! Reviennent toujours. Les pires, c’est les poils de barbe ! Tchac ! En pleine gueule ! Impossible de les dérober au regard des autres. Et ceux du torse. Et ceux des bras. Et ceux du dos. Et ceux des… couilles ! En plus, avec l’âge, ils deviennent blancs pour me rappeler à la moindre repousse que je suis une vieille croûte. Une vieille chose qui a raté sa vie. D’ailleurs ai-je eu une vie ? Je vis. Être en vie signifie-t-il vivre ? S’accomplir ? Être soi ?
D’un court texte peuvent naître bien des questions, bien des raisonnements. Si je ne me reconnais pas plus dans la vision de la Femme que donne Michelle que dans celle que donnent ses amies, alors globalement comment puis-je définir le fait d’être une femme ? Pas dans les bas de soie, ni dans la peur au ventre quand je croise des hommes la nuit, pas dans les limites du métier que j’exerce, ni dans mes attirances sexuelles. Si la formule de Simone de Beauvoir est si connue, c’est peut-être qu’elle a un fond de vérité. Il y a ce qui m’a été inculqué enfant, puis ce que j’ai compris pouvoir faire, et enfin ce que j’ai eu envie d’être. Je suis devenue moi. Michelle se sent femme mais est homme, personne ne lui a appris ce qu’être une femme, sa définition elle se l’est faite elle-même, mais surtout, elle n’a pas pu devenir elle. Parce que ses propres limites, parce que les limites que lui imposent les autres. Parce que si les femmes ont conduit bien des combats pour obtenir des droits supplémentaires, cette question ne s’est jamais posée du côté des hommes qui ont – c’est un cliché – tous les droits. Visiblement non. Michelle, ainsi, pense qu’elle n’a pas le droit d’afficher qui elle est, qu’elle y perdrait son travail (c’est probable), qu’elle y perdrait son amoureuse (ça a été le cas), qu’elle y perdrait l’amour de sa famille (c’est à prouver).
Simone dit que je pourrais prendre des hormones, me faire opérer. Je ne peux pas… je perdrais mon travail, c’est sûr. J’ai un bon travail, que j’aime, qui me permet de gagner ma vie. Je ne sais pas faire de travail de femme. Je n’aime pas le travail de femme. Je ne sais faire que du travail d’homme et j’aime le travail d’homme. Cette chose musclée, qui enveloppe mon âme de femme, dicte sa loi mâle. Peut-être ne suis-je pas tout à fait une femme. J’ai dit à Simone qu’un pourcentage de moi est masculin. Elle m’a demandé de lui donner mes pourcentages. J’ai dit… 75% femme et 25% homme. Elle m’a demandé où se trouvait le 25% masculin. J’ai dit dans mon corps ! Dans mes activités masculines. Elle s’est foutue de ma gueule ! Comme d’habitude. Elle m’a balancé que pour mon corps, j’avais sûrement raison, mais que pour les activités, je disais une grosse connerie, comme lorsque je mesure la féminité des femmes à leur façon de s’habiller. Elle m’a dit que s’adonner au tir ou à la maçonnerie n’enlève en rien la féminité. Que conduire un camion ou construire une charpente ne dépendait pas du sexe, mais uniquement de l’envie, de l’éducation et de la nature profonde de chacun, indépendamment du genre. Je n’aime pas quand elle dit ça. Je n’aime pas quand elle veut que les hommes et les femmes soient égaux. Je ne suis pas l’égale d’une femme. Si j’étais l’égale d’une femme, je ne craindrais pas qu’une balle se perde malencontreusement sur mon stand de tir, si l’on venait à considérer que je suis efféminée, ou que l’un de mes amis chasseurs me prenne pour un chevreuil, s’il venait à apprendre qui je suis véritablement.
Cette incapacité à se trouver, à même estimer que sa recherche est légitime – car qui lui donne raison finalement, personne, à peine celle qui l’écoute, l’engueule mais la punit aussi d’être dans ce corps qu’elle meurtrit – extérioriser la douleur, s’extérioriser de soi-même, occasionne parfois certains détours – mène à une douleur intenable. Une douleur qui la fait fricoter avec la mort, l’arme à la main. Pourtant il y a des joies, des satisfactions, mais il y a le gouffre. Le gouffre au fond duquel tombe Michelle, au fond duquel elle s’isole, harcelée par les questions sans réponses, étouffée par le sentiment d’injustice. Le chagrin et la colère, colère qu’elle reporte sur d’autres, sur les hommes qui aiment les hommes, sur les hommes qui se travestissent. Car elle n’est rien de tout cela Michelle, elle est une femme qui aime les femmes, et si la sexualité pose question, pose problème, c’est bien que ce n’est pas tant l’intimité avec elle-même qui l’empêche de vivre que celle qu’elle est en incapacité d’établir avec les autres. Sommes-nous ce que les autres acceptent que nous soyons, sommes-nous nous-mêmes sans le regard des autres, qui nous donne la vie ? Tant de questions, tant de souffrances, foutue cigogne. Seule consolation, ce ne sont pas les mots de Dunia Miralles qui trouvent leur place entre ces pages, qui trouvent leur place sur scène, l’auteure s’éclipse derrière son actrice, Michelle a trouvé sa propre voix.
Éditions L’Âge d’homme – ISBN 9782825146569
Merci à Sacha Després pour l’enregistrement !