Lire avec ses tripes, écrire avec sa tête. Pas facile d’éluder l’impact sur mon cœur et non sur ma raison en lisant cet essai d’Ivan Jablonka, parce que je suis femme, parce que je suis ligérienne, parce que je me souviens parfaitement du meurtre de Laëtitia, parce que je croise peut-être parfois sa sœur ou son père dans les rues nantaises. Pas facile de se proclamer historien quand on parle d’une histoire récente, que les sources d’informations permettant de répondre aux questions que doit se poser un historien ne sont pas que de simples faits, des rapports de police, des données circonstanciées, mais des rencontres intimes, des balades sur les lieux emblématiques de ce sordide fait divers, des pâtisseries mangées en regardant d’un air inspiré par les fenêtres, ces mêmes fenêtres qui avaient vu passer Laëtitia. En cela je ne cautionne pas Jablonka, s’il est question d’une histoire, il n’est pas question d’une approche historienne. C’est dit.
Laëtitia Perrais a été enlevée dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011. C’était une serveuse de dix-huit ans domiciliée à Pornic, en Loire-Atlantique. Elle menait une vie sans histoires dans la famille d’accueil où elle avait été placée avec sa sœur jumelle. Le meurtrier a été arrêté au bout de deux jours, mais il a fallu plusieurs semaines pour retrouver le corps de Laëtitia.
Second point de désaccord dans l’approche du Parisien en visite en Loire Atlantique. S’il nous confie être triste, ce n’est pas le sentiment qui se dégage de son essai, et quand bien même ce serait le cas, en quoi sa tristesse nous importe ? Bien sûr, je ne suis pas particulièrement objective, parce que je ne suis pas une lectrice détachée, c’est mon pays, c’est ici que je vis. Et un certain dédain de classes transpire un peu trop de ces pages pour que j’aie envie d’y voir de l’empathie. En quoi Philippe Jaenada, nous racontant lui aussi des faits divers, fait montre de bienveillance là où Jablonka ne semble tenter qu’une récupération qui le mettrait sous de beaux jours ? Je m’interroge. La distance temporelle qui fait que la passion est retombée quand on évoque Pauline Dubuisson, ou tout simplement la nature profonde de l’homme. Quand l’un me plait par sa bienveillance exacerbée qui peut l’amener parfois à faire preuve d’une presque mauvaise foi guidée par une pitié sincère, l’autre me glace tant il me paraît incapable d’humanité. Qui aime bien, charrie bien, non, trois fois non. Notre société engendre des éclopés, des brisés de la vie, c’est peu de le dire, nous en croisons tous les jours, nous ne le découvrons pas – pour notre part – à l’occasion de la mort d’une jeune femme de 18 ans ou d’une sortie hors de l’enceinte dorée de Paris. Je n’apprécie que moyennement la façon dont est mise en scène cette quasi démarche prétendue anthropologique. Admettons qu’il s’agit là d’un exercice difficile mais à noyer son propos de réflexions mêlant naïveté, jugements hâtifs et faux chagrin, Jablonka s’en sort bien mal. À se demander s’il ne dénoncerait pas un voyeurisme dont il est lui-même le premier coupable.
L’affaire a soulevé une énorme émotion dans tout le pays. Critiquant le suivi judiciaire du meurtrier, le président de la République, Nicolas Sarkozy, a mis en cause les juges auxquels il a promis des « sanctions » en réponse à leurs « fautes ». Ses propos ont déclenché un mouvement de grève inédit dans l’histoire de la magistrature. En août 2011 – affaire dans l’affaire -, le père d’accueil a été mis en examen pour des agressions sexuelles sur la sœur de Laëtitia. À ce jour, on ignore si Laëtitia elle-même a été violée, que ce soit par son père d’accueil ou par son meurtrier.
Troisième point problématique, la couverture. Au-delà du lapidaire sous-titre Laëtitia ou la fin des hommes qui me semble tout de même un peu racoleur à une époque où les mises au point frôlent la guerre des genres, à quoi bon se montrer aussi définitif ? Quand on est un homme soi-même, quand on se proclame historien et qu’à nouveau le pathos ou la démagogie viennent polluer des faits, voire le respect d’une vie gâchée, je ne peux pas cautionner cela au-delà du temps que j’ai consacré à la lecture de cet essai. Tout cela me pose un sérieux problème qui malheureusement me fait focaliser sur l’auteur et non sur le sujet (sujet et non objet, Laëtitia a été vivante). Pourquoi diable avoir passé des heures à lire en essayant de démonter les ficelles d’un Parisien en goguette dans le quart monde, comme il le dit lui-même ? Quand ces mêmes ficelles deviennent des cordes sans honte sous le couvert des blurb de la quatrième, je n’en finis plus de m’énerver, et d’être triste tout à la fois. Le meilleur, le pire : un thriller à couper le souffle, titre Grazia. C’est autre chose que ça me coupe, comment ose-t-on utiliser un terme désignant un genre littéraire pour évoquer un fait divers réel ?
Je n’ai pas envie de la laisser toute seule. Que mon livre soit sa phosphorescence, le sillage pailleté et le rire qu’elle a laissés dans l’air une après-midi d’été, une traîne de mots qui disent autant sa grâce et sa noblesse que ses fautes d’orthographe, autant sa détresse et son malheur que ses selfies sur Facebook et ses soirées karaoké au Girafon. Je voudrais qu’elle danse, danse, danse, pour elle et pour nous, jusqu’à la fin des temps, je voudrais que l’enfance soit une balade au soleil sur une plage semée de galets et de coquillages, et je voudrais que le Trou bleu soit non pas le tourbillon où l’on sombre, où l’on se noie tandis que les hommes bavardent sur le pont, l’obscurité à laquelle se heurtent des doigts à travers un grillage, mais le lac d’émeraude dont les eaux calmes et pures fixent l’attention du promeneur qui s’est assis, l’âme en paix. Comme le disait Laëtitia dans une de ses lettres-testaments et avec la poésie qui lui appartenait, « la vie est fête comme sa ». Oui, comme ça, la vie est fête.
Quatrième point, le seul qui me paraît intéressant, bien que tout de même encore une fois traité un peu trop à chaud pour qu’il puisse devenir un document valable et réutilisable, mais il y a de l’idée, ou du moins des informations que je m’efforce de considérer avec objectivité. La politique de Sarkozy a changé notre pays, il est certainement trop tôt pour dire à quel point et dans quelle mesure, mais il est important d’essayer de prendre une certaine distance bienvenue pour démonter certaines ficelles (encore une fois) : la menace injustifiée de sanctions, la récupération, l’effet d’annonce et de mesures, précipité. Toutes ces manipulations dont nous sommes victimes au quotidien. Toutes ces manipulations que Jablonka semble dénoncer tout en étant lui-même coupable de les utiliser. Laëtitia a été tuée, sa sœur a été victime des viols répétés d’un « père d’accueil » qui a fait preuve d’un odieux discours schizophrène et qui a – lui aussi – tenté de tirer la couverture à lui. Les faits sont têtus et ils sont cruels. Quelle leçon tirer des faits ? Doit-on toujours tirer des leçons des faits ? Ne faut-il pas attendre que la passion retombe avant de pouvoir faire preuve d’intelligence distanciée ? L’empathie ou l’utilisation de celle-ci a-t-elle à voir avec l’histoire, avec l’Histoire ? Je ne sais à quoi je m’attendais, à autre chose c’est certain, et si l’auteur se dit triste à la fin de son livre, il ne peut l’être autant que moi qui m’inquiète de ce que nous sommes en train de devenir. Laëtitia n’est définitivement pas dans ce livre qui porte son nom, elle est dans le cœur des siens.
Éditions Points – ISBN 9782757868508