Encore une fois un bateau, un plus petit, un qui tangue. Tout comme tanguent les relations entre Pierre et Jean, son frère, tout comme tanguent les relations de Jeanne et de Pierre, Jeanne la femme, celle qui a été celle des deux, qui est celle de Jean après avoir été celle de Pierre. Relation triangulaire, trouble, à peine chagrinée par la présence de la jeune Lone, qui bien vite, dans ses mots à elle qui n’est pas d’ici, se demande ce qu’elle fait là, qui très vite comprend qu’un drame se joue et que ce n’est pas le sien, que son drame à elle a déjà eu lieu, qu’elle n’a déjà plus sa place au centre de ce trio. Autour, la Sicile puis Capri, la mer bleue qui scintille, brille la nuit, planctonne. Les femmes se baignent nues, les méduses viennent en nombre, présage que tout ne finira pas bien, comme dans un autre cadre, comme dans un autre film, dont je me rappelle surtout les yeux si beaux de Bernard Giraudeau.
N’oublie pas les pieds, dit Jeanne qui lui reprit le flacon des mains, et se tournant vers moi, elle me demanda de lui passer de la crème dans le dos. Je m’exécutai, sans rien dire. Sa peau se constella d’étoiles laiteuses, et je laissai mes mains glisser dessus, son dos était brûlant et de plus en plus luisant à mesure que mes paumes remontaient de chaque côté de la colonne vertébrale. Je sentais sous mes doigts le contact de ses grains de beauté. Je m’y réhabituais, lentement, comme un aveugle lit le braille. De temps en temps, je jetais un furtif coup d’œil en direction de Lone. Mais Lone ne nous regardait pas. Elle avait fermé les yeux et relevé la tête pour enduire son cou. Voilà, dis-je en m’essuyant les mains sur mes avant-bras. Jeanne me remercia.
Il n’en faut pas plus que la promiscuité d’un si petit bateau pour que tous s’agrippent, pour que tout se grippe. Le moteur et le mal de mer, la mère de Jeanne qui se meurt sur le continent, et après la douceur retrouvée, pense-t-il, la brutalité de la tempête. Vacances écourtées, une vacance peut-être, au pluriel ça sonnait décidément comme une très mauvaise idée. Écriture à la Minuit, quelque peu atone, du genre reposant, appréciable aussi parce que c’est bien là ce qu’on vient y chercher. Sous l’étoile bleue, les mots à la française, on y parle d’un nombril, de petits drames intimes, d’une voix blanche. Apurée, épurée, rien d’excessif, on peut rire de notre littérature mais certains de nos mots sont quand même immédiatement identifiables. Rien qui bouge, pas un adjectif qui dépasse, du je à volonté, des interrogations qui prennent tant de place dans un si court espace, personnellement j’apprécie, aussi, ce manque d’entrain, ce manque d’excès, cette atmosphère claire et limpide.
Mon frère et Jeanne se regardèrent puis se laissèrent mutuellement parler, de sorte que, dans un premier temps, personne ne dit rien. À cet instant, le serveur arriva et déposa sur la table les boissons que nous avions commandées. Jean s’occupa de les répartir, le café pour Jeanne, le jus multivitaminé pour Lone et, pour nous, deux gros cappuccinos. Jeanne expliqua alors que c’était grâce à moi. Oh ! s’exclama Lone en levant les sourcils d’enthousiasme. Oui, répondit Jeanne, et elle précisa que c’était moi qui lui avais présenté Jean. J’ôtai ma casquette et m’éventai. Lone attendait. Elle espérait sans doute une histoire, le récit détaillé de leur rencontre, mais non, considérant qu’il n’était pas nécessaire de s’étendre sur le sujet, Jeanne se saisit de l’anse et but d’un coup l’unique gorgée de son café. Puis elle s’excusa et se leva.
Mais (très vite) arrive la dernière page, et là c’est le drame. Il y a dénouement, il y a astuce. Je me laissais tanguer doucement au rythme des histoires d’autres, un peu perdus, un peu flottants, comme nous pouvons tous l’être un jour, je me retrouve balancée dans un vaudeville auquel, je le déplore, je n’arrive pas à trouver de raison d’être. En quoi faudrait-il justifier une histoire si simple, si trouble, en la concluant par une explication autant superflue qu’un peu vulgaire ? Pourquoi ne pas nous laisser suivre notre étoile, nous imposer une destination ? Quoique je lise, quoique je vive, je déteste que l’on me mâchonne le travail. J’aime à penser que je suis libre, ou non, de comprendre, ou de ne pas comprendre, voire même de ne pas vouloir comprendre, et m’expliciter les choses c’est – je n’exagère qu’à peine – me mépriser dans mon rôle de lectrice. Une subtilité, qui aurait pu sonner comme un double sens, une double compréhension, une relecture avisée car soumise à un nouvel élément, m’aurait, je l’imagine, séduite. En l’état, déception et réveil un peu brutal.
Éditions de Minuit – ISBN 9782707344250