Les Jours de mon abandon – Elena Ferrante

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Abandon, voilà qui claque comme un coup de fusil. Abasourdie Olga, muette. Son homme la quitte, comme ça sans prévenir, bien sûr il y a eu des signes avant-coureurs, mais on court on court, les enfants, l’appartement, les papiers, l’argent, les responsabilités, on oublie, on veut oublier. C’était ça aussi le mariage, après tout, des jours avec et des jours sans, dans la joie et dans la douleur, dans la santé et dans la maladie. Mais a priori les promesses n’engagent que ceux qui y croient, Monsieur a décidé d’arrêter là, et même s’il en cache les raisons, la raison, et même s’il laisse derrière lui femme, enfants et chien, et même s’il ne respecte pas le contrat initial qu’il avait déjà lardé de sacrés coups de canifs, c’est sans espoir, il n’est finalement pas l’homme que l’on aurait aimé qu’il soit. Qu’importe l’absent, qu’il les emmène avec lui ses valises, sa culpabilité, son égoïsme, sa lâcheté, ça le regarde, ce qui nous intéresse, c’est celle qui reste, et ce qu’elle va devoir apprendre à faire de son chagrin et de sa colère, de cette absence qui prend toute la place, du vide qu’il faudra combler, d’elle bien sûr qui pourra prendre une nouvelle ampleur, et puis les rencontres surprenantes, toujours, parce que la vie n’attend pas. Mais nous n’en sommes pas là, il faut toucher le fond pour remonter. Et en la matière, Olga va descendre très, très bas.

Un après-midi d’avril, aussitôt après le déjeuner, mon mari m’annonça qu’il voulait me quitter. Il me le dit tandis que nous débarrassions la table, que les enfants se chamaillaient comme à l’ordinaire dans une autre pièce, et que le chien rêvait en grognant devant le radiateur. Il m’affirma qu’il était confus, qu’il était en train de vivre de bien mauvais moments faits de fatigue, d’insatisfaction, de lâcheté, peut-être. Il parla longuement de nos quinze années de mariage, de nos enfants, et il admit volontiers qu’il n’avait rien à nous reprocher ni à moi ni à eux, il garda comme toujours une attitude digne, excepté un geste excessif de la main droite lorsqu’il m’expliqua, avec une grimace enfantine, que des voix légères, une sorte de susurrement, étaient en train de le pousser ailleurs. Puis il se déclara coupable de tout ce qui arrivait et il referma prudemment la porte de l’appartement derrière lui, me laissant pétrifiée auprès de l’évier.

Si bas, que l’on s’inquiète de la voir dérailler, perdre le fil et la raison. Si bas, qu’elle se néglige, qu’elle s’oublie, rendue folle par cet amour disparu, cet amour propre qui s’en prend plein la tête. De la mise au point à la mise en abymes, Olga plonge. Et tant de choses dans cette tête vide, tant d’obsessions qui prennent tant de place, qu’elle ne voit plus, et l’enfant qui tombe malade, et le chien qui à son tour ne va pas bien. Gérer elle ne peut plus, à peine ouvrir une porte, c’est dire. Alors bien sûr on s’affole de la voir perdre pied, on s’inquiète de ce qui adviendra, on tremble avec elle, on s’échauffe, on s’énerve et s’agace. On s’impatiente devant les autres qui ne réagissent pas, ou pas assez vite, pas assez bien. Tout le charme d’Elena Ferrante encore une fois retrouvé, la vie à 100% la vie, mais la vie qui dérape, tout comme dans Poupée volée, l’inexplicable se produit, pas d’explications superflues pourtant, l’auteure décrit, ne juge pas, raconte. Et si le ton n’est pas tiède, il est froid pourtant car chirurgical, et chaud aussi parce qu’entêtant. De ces livres qui ne se quittent pas avant que la tension ne retombe.

Parallèlement, un sentiment de détresse permanente commença à se frayer la voie en moi. Le fardeau de mes deux enfants – la responsabilité mais également les exigences matérielles de leur vie – devint une hantise permanente. Je craignais de ne pas être capable de prendre soin d’eux, dans un moment de lassitude, ou de distraction, je redoutais même de leur nuire. Ce n’est pas qu’auparavant Mario eût fait grand-chose pour m’aider, il était toujours surchargé de travail. Mais sa présence – ou mieux son absence, qui pouvait cependant se changer en présence, si cela était nécessaire – me rassurait. Maintenant, le fait de ne plus savoir où il était, de ne pas connaître son numéro de téléphone, d’appeler son portable avec une fréquence exaspérante pour découvrir qu’il était toujours désactivé – sa façon de se rendre injoignable, à tel point que ses collègues de travail, ses complices, peut-être, me répondaient qu’il était absent pour cause de maladie, ou qu’il avait pris un congé de repos, ou même, encore, qu’il était à l’étranger, sur le terrain – faisait de moi comme une sorte de boxeur ne sachant plus porter les bons coups, errant sur le ring les jambes molles et la garde basse.

C’est une lecture, une bonne lecture, parce qu’il y a l’empathie, parce qu’il y a l’inquiétude, parce qu’il y a la question de ce qui attend Olga, de ce qui arrivera à ses proches, et parce qu’il y a le miroir. Mais c’est une lecture qui n’en supporte qu’à grand peine une seconde, parce que c’est la vie, rien que la vie, et que la vie finalement peut être aussi grise et morne et triste qu’un jour sans soleil, et qu’une fois les réponses trouvées, on ne revient pas sur le passé. Encore une fois la vie avance, et oublie, les grands gouffres se referment, les grandes douleurs se taisent. Alors il y a l’art de raconter la défaillance, de mettre le doigt là où ça fait mal. Et il y a un style, bien que j’ai été gênée par des répétitions intempestives qu’une traduction aurait peut-être dû gommer. Mais il y a un livre, un de ceux qui marquent, ou répondent, ou résonnent, qui parlent aux femmes, aux semblables, aux sœurs. Un douloureux moment de lecture, parfois à la limite du soutenable, qui devient un bon souvenir, une fois, pas deux.

Éditions Folio – ISBN 9782070793198 – Traduction (italien) d’Italo Passamonti