Vagabond – Franck Bouysse

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Fin sourire, fine bouche. Il pleut sur la ville et il pleut sur un homme. L’air las, la tête basse, le feutre qui lui mange un œil. Lueurs des réverbères, ambiance année 50, noir et blanc des vieux films. L’homme a une guitare à la main et le cœur en bandoulière, il vient de déverser son blues dans la fumée épaisse d’un bar de nuit. Au fond de la salle, une femme aux lèvres rouges écoute la voix qui rocaille en sirotant un verre. À l’américaine, au roman noir. Parfois l’homme a de quoi se payer une chambre d’hôtel, miteuse à souhait. Vagabond, après tout, c’est bien le nom d’un chien bourré de puces. Parfois il n’atteint pas sa piaule, il se vautre là, dans le gravier, regarde le ciel qui s’épanche, y mêle ses larmes. L’homme a le souvenir tenace et la rancune durable, abandonné par sa douce, celle-là même qui s’annonce en haut de l’affiche. Goût de rancune dans la bouche, goût de revanche, affaire à suivre. Pas la peine de chercher les lettres de bois blanc, nous sommes à Paris, ne vous y trompez pas. Rue des Martyrs, Franck Bouysse creuse à coups de petites cuillères (les fameuses !) un bel hommage aux Séries noires.

L’homme releva la tête à l’heure où le jour sombrait. Des gouttes d’asphalte sur son visage, à demi. Sous son crâne, le bluesman Robert Johnson, à presque un siècle de distance, disait sa rencontre avec le diable. L’homme pensa que lui aussi avait rencontré l’un, ou l’autre. Il reposa sa tête, regardant l’envers des feuilles des platanes, entre lesquelles le gris et le bleu le confortèrent dans l’idée qu’il n’était pas à sa place, qu’il n’en avait pas vraiment, qu’il ne serait mieux nulle part, alors il fit une volte et sa face se désagrégea contre des gravillons épars et la douleur lui fit définitivement reprendre contact avec une réalité de bruits. Il ouvrit grand les yeux et les formes suivirent les bruits, et la masse gigantesque de l’hôtel qu’il n’avait pu rejoindre au matin se matérialisa bientôt dans son champ de vision.

Bel hommage, il faut le lire ainsi, croire qu’il a été écrit ainsi. Fin sourire, rien de sérieux. Si on s’y prend, ça va grincer. L’art de la métaphore est un art périlleux, celui des adjectifs qui qualifient sans excès, aussi. Souvenir tendre des Jim Thompson mal traduits, à grands coups de truelle, l’époque le voulait, l’Amérique tenait du fantasme, on en rajoutait des pelletées au passage, un peu de too much, un peu d’humour, beaucoup d’amour. La traduction a évolué depuis, le sourire tendre est resté. Bouysse ne peut s’embarrasser de l’excuse de la translation, puisqu’il est là, en direct, pour nous. Partage-t-il mes souvenirs au point d’en faire diablement trop, je l’espère. Je ne vais rien vous citer, je ne pointe pas, je ne balance pas, je n’envoie pas, je touche. Avouons aussi que les durs à cuire au cœur tendre ont de ces côtés ridicules qui s’accoquinent parfaitement avec un style qui en fait trop, qui s’amuse, peut-être, j’espère, j’espère vraiment.

Au-delà de l’obscure clarté qui ressemblait à une aumône dans la sébile d’un clochard, l’homme renversa son tabouret et se mit à chanter debout, d’une voix ressemblant aux crissements des pattes d’un criquet dans une gamelle en fer-blanc. Ça disait l’amour d’une femme pour un homme qui la quittait sans se retourner, dans son cache-poussière et sous son feutre imbibé d’une pluie d’automne. Ça disait les cheveux de la belle en mèches ruisselantes de son front à ses yeux. Ça disait que les cris et les appels à l’aide ne servaient à rien, que, poussés au-dedans ou au-dehors, ils ne parvenaient qu’à infuser la douleur. Ça disait enfin que les amours éternelles sont noires comme les ailes d’un corbeau. L’homme termina la chanson en vocalises improvisées dans une atmosphère transie, sous un saule en Louisiane, d’une paume frappant le bois creux, de ses doigts voyageant à contretemps sur un tapis de cordes, comme s’il époussetait son âme.

Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait la cuite, et niveau atmosphère le rendu est parfait. Petit livre marron qui trouve bien sa place dans les rayons noirs, peut-être – cerise sur le gâteau – que Madame la Faucheuse pointera même le bout de son flingue, mais certainement pas contre qui on l’attendait. Longtemps j’ai voulu croire que je n’étais pas là où j’étais, et même si la quatrième m’avait mis une petite chanson en tête, j’y croyais aux divas et aux hommes en costards croisés. Ambiance sombre et rouge, traversée du grand océan sans quitter la Seine, jolie réussite. Dommage qu’elle s’embourbe parfois dans des images qu’il ne faut pas regarder de trop près, elle peut se montrer bavarde et un peu trop sûre d’elle-même, après tout l’artiste a tous les droits, même celui de nous surprendre à la fin. L’hommage ne frise pas la caricature, malgré la pluie qui tombe en noir et blanc, et Vagabond vaut bien son détour vers d’autres cieux.

Il avait un contrat pour trois soirées supplémentaires au jazz-club. Il se dit que, dès le lendemain, il rajouterait une chanson de Cole Porter à son répertoire, peut-être Miss Otis, et une à lui, aussi, si l’envie lui prenait de composer en cette fin de nuit. Alors il fit couler un sang des larmes sur le goudron refroidi, et la silhouette d’une femme qu’il avait aimée à la folie apparut entre les ombres dramatiques venues de l’espace. Un souffle de vent s’engouffra dans le canyon. Un volet claqua et délogea un pigeon qui descendit en planant entre les parois pour venir se poser au loin sur un lit d’ardoises. Des accords sortis de leur affût de chair s’imprimèrent miraculeusement sur l’air parcheminé. Le cadavre silencieux d’un chien se matérialisa, puis disparut dans un buisson de fumée sorti d’une bouche d’égout.

Éditions La Manufacture de livres – ISBN 9782358871358